La question fondamentale posée par la non-violence individuelle, telle qu'elle est exprimée dans l'admirable message d'Antoine Leiris (publié ci-dessous) est de savoir si elle peut servir de fondement aux politiques publiques alors même qu'elle peut s'élargir jusqu'à engager l'action collective toute entière. Les Non-Résistants, comme Tolstoï, Romain Rolland ou Gandhi, les dissidents aussi - voyez les admirables textes de Vaclav Havel - se rapportent toujours à l'individu, à sa responsabilité personnelle, à la fidélité première envers ses valeurs morales et spirituelles, et non à l'Etat, surtout lorsque celui-ci en appelle à ces formes d'engagement "fusionnel" qui exigent, en cas de guerre, le sacrifice de l'individu, jusqu'à celui de sa vie, et ce au nom d'une rhétorique nationaliste, patriotique, dans lequel ils voient un instrument idéologique d'aliénation et, surtout, de destruction entre les hommes - une folie.
Le fait est que la guerre est une affaire d'Etats : ce ne sont jamais les citoyens qui déclarent la guerre à d'autres citoyens. Et ils se trouveront embrigadés dans des combats qui finalement ne sont pas les leurs. On comprend donc les raisons fondamentales du pacifisme. En est-il de même avec le terrorisme, ces formes non-étatiques de violence qui s'en prennent directement aux individus ? Comment la non-violence, la non-résistance au mal, peut-elle y répondre, sans laisser l'Etat reprendre la main et imposer, de nouveau, ses propres logiques militaires, sécuritaires, etc ? Il me semble que c'est de cette question précise que nous devons partir.
Voici un début de réponse : élargir autant que possible, et non réduire, les compétences de la justice nationale et internationale parce que seule la justice met un terme au cycle de la violence et rétablit l'humanité de l'accusé au lieu de voir en lui une cible à éliminer, un ennemi à éradiquer, autrement dit, une bête à abattre. Elle seule est également en mesure d'inventer et de mettre en place des modalités transitionnelles de réconciliation entre les ennemis d'hier, qui ne nieront pas les souffrances des victimes mais qui sauront, malgré tout, reconstituer le lien social défait, et cela au nom de quoi ? Mais de la paix, de la paix qui doit l'emporter sur la violence et la haine.
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
jeudi 31 décembre 2015
L'admirable message d'Antoine Leiris à destination des meurtriers du 13 novembre
Voici la seule réponse que l'on doive apporter aux attentats de novembre : le refus obstiné de répondre à la haine par la haine, d'entrer dans le cycle infernal de la violence mimétique et de renoncer à nos libertés. Je ne suis pas sûr qu'on ait toujours échappé à cette funeste tentation. Antoine Leiris, si. Le 17 novembre, ce journaliste à France Bleue, qui a perdu sa jeune femme au Bataclan, posta l'admirable message suivant sur sa page FB :
« Vendredi soir vous avez volé la vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère de mon fils mais vous n’aurez pas ma haine. Je ne sais pas qui vous êtes et je ne veux pas le savoir, vous êtes des âmes mortes. Si ce Dieu pour lequel vous tuez aveuglément nous a fait à son image, chaque balle dans le corps de ma femme aura été une blessure dans son cœur [Je souligne cette phrase qui est absolument magnifique].
Alors non je ne vous ferai pas ce cadeau de vous haïr. Vous l’avez bien cherché pourtant mais répondre à la haine par la colère ce serait céder à la même ignorance qui a fait de vous ce que vous êtes. Vous voulez que j’ai peur, que je regarde mes concitoyens avec un œil méfiant, que je sacrifie ma liberté pour la sécurité. Perdu. Même joueur joue encore.
Je l’ai vue ce matin. Enfin, après des nuits et des jours d’attente. Elle était aussi belle que lorsqu’elle est partie ce vendredi soir, aussi belle que lorsque j’en suis tombé éperdument amoureux il y a plus de 12 ans. Bien sûr je suis dévasté par le chagrin, je vous concède cette petite victoire, mais elle sera de courte durée. Je sais qu’elle nous accompagnera chaque jour et que nous nous retrouverons dans ce paradis des âmes libres auquel vous n’aurez jamais accès.
Nous sommes deux, mon fils et moi, mais nous sommes plus forts que toutes les armées du monde. Je n’ai d’ailleurs pas plus de temps à vous consacrer, je dois rejoindre Melvil qui se réveille de sa sieste. Il a 17 mois à peine, il va manger son goûter comme tous les jours, puis nous allons jouer comme tous les jours et toute sa vie ce petit garçon vous fera l’affront d’être heureux et libre. Car non, vous n’aurez pas sa haine non plus."
« Vendredi soir vous avez volé la vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère de mon fils mais vous n’aurez pas ma haine. Je ne sais pas qui vous êtes et je ne veux pas le savoir, vous êtes des âmes mortes. Si ce Dieu pour lequel vous tuez aveuglément nous a fait à son image, chaque balle dans le corps de ma femme aura été une blessure dans son cœur [Je souligne cette phrase qui est absolument magnifique].
Alors non je ne vous ferai pas ce cadeau de vous haïr. Vous l’avez bien cherché pourtant mais répondre à la haine par la colère ce serait céder à la même ignorance qui a fait de vous ce que vous êtes. Vous voulez que j’ai peur, que je regarde mes concitoyens avec un œil méfiant, que je sacrifie ma liberté pour la sécurité. Perdu. Même joueur joue encore.
Je l’ai vue ce matin. Enfin, après des nuits et des jours d’attente. Elle était aussi belle que lorsqu’elle est partie ce vendredi soir, aussi belle que lorsque j’en suis tombé éperdument amoureux il y a plus de 12 ans. Bien sûr je suis dévasté par le chagrin, je vous concède cette petite victoire, mais elle sera de courte durée. Je sais qu’elle nous accompagnera chaque jour et que nous nous retrouverons dans ce paradis des âmes libres auquel vous n’aurez jamais accès.
Nous sommes deux, mon fils et moi, mais nous sommes plus forts que toutes les armées du monde. Je n’ai d’ailleurs pas plus de temps à vous consacrer, je dois rejoindre Melvil qui se réveille de sa sieste. Il a 17 mois à peine, il va manger son goûter comme tous les jours, puis nous allons jouer comme tous les jours et toute sa vie ce petit garçon vous fera l’affront d’être heureux et libre. Car non, vous n’aurez pas sa haine non plus."
mardi 29 décembre 2015
Lettre de Tolstoï à Gandhi
Gandhi avait découvert les écrits pacifistes de Léon Tolstoï lors de son séjour à Londres en 1909, où il était venu défendre les droits de ses compatriotes opprimés en Afrique du Sud. Dans une première lettre, rédigée le 1er octobre 1909, le jeune avocat de 40 ans avait écrit au maître d'Iasnaïa Poliana combien il avait été impressionné par ses textes, en particulier la "Lettre à un Hindou", dans laquelle Tolstoï défendait le principe de la non-résistance au mal. Voici la dernière lettre, la plus complète, que Tolstoï écrivit à Gandhi, deux mois avant sa mort et dans laquelle Romain Rolland, autre grand défenseur du pacifisme, voyait "l'évangile de la non violence". Une lettre historique, peu connue, qu'il est opportun de méditer en ces temps troublés où se déchaîne un cycle de violences en miroir dont nous ne voyons pas la fin.
A M. K. Gandhi, Johannesburg, Transvaal, Sud-Afrique
7 septembre 1910, Kotschety,
J'ai reçu votre journal Indian Opinion et je me suis réjouis ce qu'il rapporte des Non-Résistants absolus. Le désir m'est venu de vous exprimer les pensées qu'a éveillées en moi cette lecture.
Plus je vis, - et surtout à présent, où je sens avec clarté l'approche de la mort – plus fort est le besoin de m'exprimer sur ce qui me touche le plus vivement au cœur, sur ce qui me paraît d'une importance inouïe : c'est à savoir que ce que l'on nomme Non-Résistance n'est, en fin de compte, rien d'autre que l'enseignement de la Loi d'amour, non déformé encore par des interprétations menteuses. L'amour, ou, en d'autres termes, l'aspiration des âmes à a communion humaine et à la solidarité, représente la loi supérieure et unique de la vie... Et cela, chacun le sait et le sens au plus profond de son cœur (nous le voyons le plus clairement chez l'enfant). Il le sait aussi longtemps qu'il n'est pas entortillé dans la nasse de mensonge de la pensée du monde.
Cette loi a été promulguée par tous les sages de l'humanité : hindous, chinois, hébreux, grecs et romains. Elle a été, je crois, exprimée le plus clairement par le Christ, qui a dit en des termes nets que cette Loi contient toute la loi et les Prophètes. Mais il y a plus : prévoyant les déformations qui menacent cette loi, il a dénoncé expressément le danger qu'elle soit dénaturée par les gens dont la vie est livrée aux intérêts matériels. Ce danger est qu'ils se croient autorisés à défendre leurs intérêts par la violence ou, selon son expression, à rendre coup pour coup, à reprendre par la force ce qui a été enlevé par la force, etc., etc. Il savait (comme le sait tout homme raisonnable) que l'emploi de la violence est incompatible avec l'amour, qui est la plus haute loi de la vie. Il savait qu'aussitôt la violence admise, dans un seul cas, la loi était du coup abolie. Toute la civilisation chrétienne, si brillante en apparence, a poussé sur ce malentendu et cette contradiction, flagrante, étrange, en quelque cas, voulue, mais le plus souvent inconsciente.
En réalité, dès que la résistance par la violence a été admise, la loi de l'amour était sans valeur et n'en pouvait plus avoir. Et si la loi d'amour est sans valeur, il n'est plus aucune loi, excepté le droit du plus fort. Ainsi vécut la chrétienté durant dix-neuf siècles. Au reste, dans tous les temps, les hommes ont pris la force pour principe directeur de l'organisation sociale. La différence entre les nations chrétiennes et les autres n'a été qu'en ceci : dans la chrétienté, la loi d'amour avait été posée clairement et nettement, comme dans aucune autre religion ; et les chrétiens l'ont solennellement acceptée, bien qu'ils aient regardé comme licite l'emploi de la violence et qu'ils aient fondé leur vie sur la violence. Ainsi, la vie des peuples chrétiens est une contradiction complète entre leur confession et la base de leur vie, entre l'amour, qui doit être la loi de l'action, et la violence, qui est reconnue sous des formes diverses, telles que : gouvernement, tribunaux et armées, déclarés nécessaires et approuvés. Cette contradiction s'est accentuée avec le développement de la vie intérieure, et elle a atteint son paroxysme en ces derniers temps.
Aujourd'hui, la question se pose ainsi : oui ou non, il faut choisir ! Ou bien admettre que nous ne reconnaissons aucun enseignement moral religieux, et nous laisser guider dans la conduite de notre vie par le droit du plus fort. Ou bien agir en sorte que tous les impôts perçus par contrainte, toutes nos institutions de justice et de police, et avant tout l'armée, soient abolis.
Le printemps dernier, à l'examen religieux d'un institut de jeunes filles, à Moscou, l'instructeur religieux d'abord, puis l'archevêque qui y assistait ont interrogé les fillettes sur les Dix Commandements, et principalement sur le Cinquième : « Tu ne tueras point ! « Quand la réponse était juste, l'archevêque ajoutait souvent cette autre question : « Est-il toujours et dans tous les cas défendus de tuer par la loi de Dieu ? » Et les pauvres filles, perverties par les professeurs, devaient répondre et répondaient : « - Non, pas toujours. Car dans la guerre et pour les exécutions, il est permis de tuer. » Cependant, une de ces malheureuses créatures (ceci m'a été raconté par un témoin oculaire) ayant reçu la question coutumière : « - Le meurtre est-il toujours péché ? » rougit et répondit, émue et décidée : « Toujours ! » Et à tous les sophismes de l'archevêque elle répliqua, inébranlable, qu'il était interdit toujours, dans tous les cas, de tuer – et cela déjà par le Vieux Testament : quant au Christ, il n'a pas seulement défendu de tuer, mais de faire le mal à son prochain. Malgré toute sa majesté et son habilité oratoire, l'archevêque eut la bouche fermée, et la jeune fille l'emporta. Oui, nous pouvons bavarder, dans nos journaux, sur les progrès de l'aviation, les complications de la diplomatie, les clubs, les découvertes, les soi-disant œuvres d'art, et passer sous silence ce qu'a dit cette jeune fille. Mais nous ne pouvons pas en étouffer la pensée, car tout homme chrétien sent comme elle plus ou moins obscurément. Le socialisme, l'anarchisme, l'Armée du Salut, la criminalité croissante, le chômage, le luxe monstrueux des riches, qui ne cesse d'augmenter, et la noire misère des pauvres, la terrible progression des suicides, tout état de chose témoigne de la contradiction intérieure, qui doit être et qui sera résolue. Résolue, vraisemblablement, dans le sens de la reconnaissance de la loi d'amour, et de la condamnation de tout emploi de la violence. C'est pourquoi votre activité, au Transvaal, qui semble pour nous au bout du monde, se trouve au centre de nos intérêts ; et elle est la plus importante de toutes celles aujourd'hui sur la terre ; non seulement les peuples chrétiens, mais tous les peuples du monde y prendront part.
Il vous sera sans doute agréable d'apprendre que chez nous aussi, en Russie, une agitation pareille se développe rapidement, et que les refus de service militaire augmentent d'année en année. Quelque faible que soit encore chez vous le nombre des Non-Résistants et chez nous celui des réfractaires, les uns et les autres, peuvent se dire : « Dieu est avec nous. Et Dieu est plus puissant que les hommes. »
Dans la profession de foi chrétienne, même sous la forme de christianisme perverti qui nous est enseigné, et dans la croyance simultanée à la nécessité d'armées et d'armements pour les énormes boucheries de la guerre, il existe une contradiction si criante qu'elle doit, probablement tôt ou tard, probablement très tôt, se manifester dans toute sa nudité. Alors il faudra ou bien anéantir la religion chrétienne, sans laquelle pourtant, le pouvoir des Etats ne pourraient se maintenir, ou bien supprimer l'armée et renoncer à tout emploi de la force, qui n'est pas moins nécessaire aux Etats. Cette contradiction est sentie par tous les gouvernements, aussi bien par le vôtre Britannique, que par le nôtre Russe ; et, par esprit de conservation, ils poursuivent ceux qui la dévoilent, avec plus d'énergie que toute autre activité ennemie de l'Etat. Nous l'avons vu en Russie, et nous le voyons par ce que publie votre journal. Les gouvernements savent bien d'où le danger le plus grave les menace, et ce ne sont pas seulement leurs intérêts qu'ils protègent ainsi avec vigilance. Ils savent qu'ils combattent pour l'être ou le ne-plus-être.
Léon Tolstoy
A M. K. Gandhi, Johannesburg, Transvaal, Sud-Afrique
7 septembre 1910, Kotschety,
J'ai reçu votre journal Indian Opinion et je me suis réjouis ce qu'il rapporte des Non-Résistants absolus. Le désir m'est venu de vous exprimer les pensées qu'a éveillées en moi cette lecture.
Plus je vis, - et surtout à présent, où je sens avec clarté l'approche de la mort – plus fort est le besoin de m'exprimer sur ce qui me touche le plus vivement au cœur, sur ce qui me paraît d'une importance inouïe : c'est à savoir que ce que l'on nomme Non-Résistance n'est, en fin de compte, rien d'autre que l'enseignement de la Loi d'amour, non déformé encore par des interprétations menteuses. L'amour, ou, en d'autres termes, l'aspiration des âmes à a communion humaine et à la solidarité, représente la loi supérieure et unique de la vie... Et cela, chacun le sait et le sens au plus profond de son cœur (nous le voyons le plus clairement chez l'enfant). Il le sait aussi longtemps qu'il n'est pas entortillé dans la nasse de mensonge de la pensée du monde.
Cette loi a été promulguée par tous les sages de l'humanité : hindous, chinois, hébreux, grecs et romains. Elle a été, je crois, exprimée le plus clairement par le Christ, qui a dit en des termes nets que cette Loi contient toute la loi et les Prophètes. Mais il y a plus : prévoyant les déformations qui menacent cette loi, il a dénoncé expressément le danger qu'elle soit dénaturée par les gens dont la vie est livrée aux intérêts matériels. Ce danger est qu'ils se croient autorisés à défendre leurs intérêts par la violence ou, selon son expression, à rendre coup pour coup, à reprendre par la force ce qui a été enlevé par la force, etc., etc. Il savait (comme le sait tout homme raisonnable) que l'emploi de la violence est incompatible avec l'amour, qui est la plus haute loi de la vie. Il savait qu'aussitôt la violence admise, dans un seul cas, la loi était du coup abolie. Toute la civilisation chrétienne, si brillante en apparence, a poussé sur ce malentendu et cette contradiction, flagrante, étrange, en quelque cas, voulue, mais le plus souvent inconsciente.
En réalité, dès que la résistance par la violence a été admise, la loi de l'amour était sans valeur et n'en pouvait plus avoir. Et si la loi d'amour est sans valeur, il n'est plus aucune loi, excepté le droit du plus fort. Ainsi vécut la chrétienté durant dix-neuf siècles. Au reste, dans tous les temps, les hommes ont pris la force pour principe directeur de l'organisation sociale. La différence entre les nations chrétiennes et les autres n'a été qu'en ceci : dans la chrétienté, la loi d'amour avait été posée clairement et nettement, comme dans aucune autre religion ; et les chrétiens l'ont solennellement acceptée, bien qu'ils aient regardé comme licite l'emploi de la violence et qu'ils aient fondé leur vie sur la violence. Ainsi, la vie des peuples chrétiens est une contradiction complète entre leur confession et la base de leur vie, entre l'amour, qui doit être la loi de l'action, et la violence, qui est reconnue sous des formes diverses, telles que : gouvernement, tribunaux et armées, déclarés nécessaires et approuvés. Cette contradiction s'est accentuée avec le développement de la vie intérieure, et elle a atteint son paroxysme en ces derniers temps.
Aujourd'hui, la question se pose ainsi : oui ou non, il faut choisir ! Ou bien admettre que nous ne reconnaissons aucun enseignement moral religieux, et nous laisser guider dans la conduite de notre vie par le droit du plus fort. Ou bien agir en sorte que tous les impôts perçus par contrainte, toutes nos institutions de justice et de police, et avant tout l'armée, soient abolis.
Le printemps dernier, à l'examen religieux d'un institut de jeunes filles, à Moscou, l'instructeur religieux d'abord, puis l'archevêque qui y assistait ont interrogé les fillettes sur les Dix Commandements, et principalement sur le Cinquième : « Tu ne tueras point ! « Quand la réponse était juste, l'archevêque ajoutait souvent cette autre question : « Est-il toujours et dans tous les cas défendus de tuer par la loi de Dieu ? » Et les pauvres filles, perverties par les professeurs, devaient répondre et répondaient : « - Non, pas toujours. Car dans la guerre et pour les exécutions, il est permis de tuer. » Cependant, une de ces malheureuses créatures (ceci m'a été raconté par un témoin oculaire) ayant reçu la question coutumière : « - Le meurtre est-il toujours péché ? » rougit et répondit, émue et décidée : « Toujours ! » Et à tous les sophismes de l'archevêque elle répliqua, inébranlable, qu'il était interdit toujours, dans tous les cas, de tuer – et cela déjà par le Vieux Testament : quant au Christ, il n'a pas seulement défendu de tuer, mais de faire le mal à son prochain. Malgré toute sa majesté et son habilité oratoire, l'archevêque eut la bouche fermée, et la jeune fille l'emporta. Oui, nous pouvons bavarder, dans nos journaux, sur les progrès de l'aviation, les complications de la diplomatie, les clubs, les découvertes, les soi-disant œuvres d'art, et passer sous silence ce qu'a dit cette jeune fille. Mais nous ne pouvons pas en étouffer la pensée, car tout homme chrétien sent comme elle plus ou moins obscurément. Le socialisme, l'anarchisme, l'Armée du Salut, la criminalité croissante, le chômage, le luxe monstrueux des riches, qui ne cesse d'augmenter, et la noire misère des pauvres, la terrible progression des suicides, tout état de chose témoigne de la contradiction intérieure, qui doit être et qui sera résolue. Résolue, vraisemblablement, dans le sens de la reconnaissance de la loi d'amour, et de la condamnation de tout emploi de la violence. C'est pourquoi votre activité, au Transvaal, qui semble pour nous au bout du monde, se trouve au centre de nos intérêts ; et elle est la plus importante de toutes celles aujourd'hui sur la terre ; non seulement les peuples chrétiens, mais tous les peuples du monde y prendront part.
Il vous sera sans doute agréable d'apprendre que chez nous aussi, en Russie, une agitation pareille se développe rapidement, et que les refus de service militaire augmentent d'année en année. Quelque faible que soit encore chez vous le nombre des Non-Résistants et chez nous celui des réfractaires, les uns et les autres, peuvent se dire : « Dieu est avec nous. Et Dieu est plus puissant que les hommes. »
Dans la profession de foi chrétienne, même sous la forme de christianisme perverti qui nous est enseigné, et dans la croyance simultanée à la nécessité d'armées et d'armements pour les énormes boucheries de la guerre, il existe une contradiction si criante qu'elle doit, probablement tôt ou tard, probablement très tôt, se manifester dans toute sa nudité. Alors il faudra ou bien anéantir la religion chrétienne, sans laquelle pourtant, le pouvoir des Etats ne pourraient se maintenir, ou bien supprimer l'armée et renoncer à tout emploi de la force, qui n'est pas moins nécessaire aux Etats. Cette contradiction est sentie par tous les gouvernements, aussi bien par le vôtre Britannique, que par le nôtre Russe ; et, par esprit de conservation, ils poursuivent ceux qui la dévoilent, avec plus d'énergie que toute autre activité ennemie de l'Etat. Nous l'avons vu en Russie, et nous le voyons par ce que publie votre journal. Les gouvernements savent bien d'où le danger le plus grave les menace, et ce ne sont pas seulement leurs intérêts qu'ils protègent ainsi avec vigilance. Ils savent qu'ils combattent pour l'être ou le ne-plus-être.
Léon Tolstoy
dimanche 6 décembre 2015
La guerre n'a pas un visage de femme
De la méthode qui inspire l'ensemble de son œuvre, Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature 2015, dit :"Je n'écris pas l'histoire des faits mais celle des âmes". Voici un extrait de son admirable premier livre, La guerre n'a pas un visage de femme* :
"Tout ce que nous savons, cependant, de la guerre nous a été conté par des hommes. Nous sommes prisonniers d'images "masculines" et de sensations "masculines" de la guerre. De mots "masculins". Les femmes se réfugient toujours dans le silence, et si d'aventure elles se décident à parler, elles racontent non pas leur guerre, mais celle des autres. Elles adoptent un langage qui n'est pas le leur. Se conforment à l'immuable modèle masculin. Et ce n'est que dans l'intimité de leur maison ou bien entourées d'anciennes camarades du front, qu'après avoir essuyé quelques larmes elles évoquent devant vous une guerre (j'en ai entendu plusieurs récits au cours de mes expéditions journalistiques) à vous faire défaillir le cœur. Votre âme devient silencieuse et attentive : il ne s'agit plus d'événements lointains et passés, mais d'une science et d'une compréhension de l'être humain dont on a toujours besoin. Même au jardin d'Eden. Parce que l'esprit humain n'est si fort ni si protégé qu'on le croit, il a sans cesse besoin qu'on le soutienne. Qu'on lui cherche quelque part de la force. Les récits des femmes ne contiennent rien ou presque rien de ce dont nous entendons parler sans fin et que sans doute d'ailleurs, nous n'entendons plus, qui échappe désormais à notre attention, à savoir comment certaines gens en ont tué héroïquement d'autres et ont vaincu. Ou bien ont perdu. Les récits des femmes sont d'une autre nature et traitent d'un autre sujet. La guerre "féminine" possède ses propres couleurs, ses propres odeurs, son propre éclairage et son propre espace de sentiments. Ses propres mots enfin. On n'y trouve ni héros ni exploits incroyables, mais simplement des individus absorbés par une inhumaine besogne humaine. Et ils (les humains !) n'y sont pas seuls à en souffrir : souffrent avec eux la terre, les oiseaux, les arbres. La nature entière. Laquelle souffre sans dire mot, ce qui est encore plus terrible... [...] Nous croyons tout savoir de la guerre. Mais moi qui écoute parler les femmes - celles de la ville et celles de la campagne, femmes simples et intellectuelles, celles qui sauvaient des blessée et celles qui tenaient un fusil - je puis affirmer que c'est faux. C'est même une grande erreur. Il reste encore une guerre que nous ne connaissons pas. Je veux écrire l'histoire de cette guerre... Une histoire féminine..." _____________ * "La guerre n'a pas un visage de femme", in Oeuvres, traduit du russe par Galia Ackerman et Paul Lequesne, Thesaurus, Actes Sud, 2015, p. 20-21.
"Tout ce que nous savons, cependant, de la guerre nous a été conté par des hommes. Nous sommes prisonniers d'images "masculines" et de sensations "masculines" de la guerre. De mots "masculins". Les femmes se réfugient toujours dans le silence, et si d'aventure elles se décident à parler, elles racontent non pas leur guerre, mais celle des autres. Elles adoptent un langage qui n'est pas le leur. Se conforment à l'immuable modèle masculin. Et ce n'est que dans l'intimité de leur maison ou bien entourées d'anciennes camarades du front, qu'après avoir essuyé quelques larmes elles évoquent devant vous une guerre (j'en ai entendu plusieurs récits au cours de mes expéditions journalistiques) à vous faire défaillir le cœur. Votre âme devient silencieuse et attentive : il ne s'agit plus d'événements lointains et passés, mais d'une science et d'une compréhension de l'être humain dont on a toujours besoin. Même au jardin d'Eden. Parce que l'esprit humain n'est si fort ni si protégé qu'on le croit, il a sans cesse besoin qu'on le soutienne. Qu'on lui cherche quelque part de la force. Les récits des femmes ne contiennent rien ou presque rien de ce dont nous entendons parler sans fin et que sans doute d'ailleurs, nous n'entendons plus, qui échappe désormais à notre attention, à savoir comment certaines gens en ont tué héroïquement d'autres et ont vaincu. Ou bien ont perdu. Les récits des femmes sont d'une autre nature et traitent d'un autre sujet. La guerre "féminine" possède ses propres couleurs, ses propres odeurs, son propre éclairage et son propre espace de sentiments. Ses propres mots enfin. On n'y trouve ni héros ni exploits incroyables, mais simplement des individus absorbés par une inhumaine besogne humaine. Et ils (les humains !) n'y sont pas seuls à en souffrir : souffrent avec eux la terre, les oiseaux, les arbres. La nature entière. Laquelle souffre sans dire mot, ce qui est encore plus terrible... [...] Nous croyons tout savoir de la guerre. Mais moi qui écoute parler les femmes - celles de la ville et celles de la campagne, femmes simples et intellectuelles, celles qui sauvaient des blessée et celles qui tenaient un fusil - je puis affirmer que c'est faux. C'est même une grande erreur. Il reste encore une guerre que nous ne connaissons pas. Je veux écrire l'histoire de cette guerre... Une histoire féminine..." _____________ * "La guerre n'a pas un visage de femme", in Oeuvres, traduit du russe par Galia Ackerman et Paul Lequesne, Thesaurus, Actes Sud, 2015, p. 20-21.
jeudi 26 novembre 2015
Salafisme, piétisme et violence
Tous les fondamentalismes musulmans n'appellent ni ne justifient le recours à la violence armée ou au terrorisme. Souvent de nature piétiste ou fidéiste, leur programme exige, pour l'essentiel, une fidélité intransigeante au Coran et à la tradition. Le recours au djihad armé est le fait d'une minorité, sans doute bruyante, mais d'une minorité seulement. De sorte qu'il n'est nullement légitime de s'en prendre systématiquement aux fondamentalistes salafistes qui seraient, par définition, des prosélytes de la violence. On voit aujourd'hui à quelles dérives conduit l'ignorance, par exemple en matière de perquisitions administratives ou d'assignation à résidence.
Un très grand merci à Fadila Leturcq de m'autoriser à publier l'excellente et claire présentation suivante des différents mouvements salafistes :
Les frontières entre ces mouvements sont très fines pour la simple et bonne raison qu'ils se considèrent tous comme les héritiers des Salaf Salih (Pieux prédécesseurs). Pour l'ensemble de ces groupes, il faut retourner à un islam pur, des origines. Leur quotidien est rythmé par la religion, et ils mettent l'accent, dans leur pratiques, sur des éléments parfois esthétiques qui leur permettent de mieux suivre la tradition sunna: port de la barbe pour les hommes qui ne doit surtout pas être taillée, port du voile et plus généralement du jilbâb/niqâb pour les femmes, pas ou très peu de TV, pas de musique, mixité interdite...
Aussi, comme leurs pratiques et leur apparence sont quasi-similaires, il est tentant de les englober dans une seule et même catégorie : les "salafistes". Tentation à laquelle succombent même certains cadres des organes représentatifs des musulmans de France tels que le CFCM.
Malgré ces similitudes, la division entre ces groupes se base sur deux éléments:
- les savants qu'ils suivent et l'interprétation, par ces derniers, du coran et de la tradition prophétique. - leur conception de la société.
Les salafistes d'influence wahhabite ont pour « père spirituel » le Cheikh Ibn Baz, grand savant saoudien ayant vu sa popularité exploser en Europe dans les années 80. Sectaires, ils mettent beaucoup l'accent sur l'appellation "salafi", se considérant comme la secte élue, la plus proche des enseignements du Prophète et la plus digne d'entrer au Paradis. Ils se considèrent comme l’élite de la communauté musulmane et n’hésitent pas à le faire savoir en indiquant à leurs interlocuteurs qu’ils font partie du « Minhaj » (mouvement, groupe, parti) salafi. Cette catégorie compose la majorité des salafistes dits ‘piètistes’ en France.
Ils mènent une lutte acharnée contre les autres groupes piètistes comme les Ikhwans que je qualifierais de "salafistes modernes" (c'est le cas du fameux imam de Brest qui a été sorti du Minhaj salafi par les « mises en garde » que j'ai évoqué, car il proposait d'user du "théâtre" pour faire comprendre l'Islam. Or, pour de nombreux salafis, le théâtre est une "innovation" (Bida’a), une pratique de mécréants... Idem: des intellectuels comme Tariq Ramadan sont considérés comme des Ikhwans par ces salafistes d'influence wahhabite). Parmi leurs opposants, on trouve aussi les Tablighs, qui pratiquent un islam prosélyte: ils visitent les malades dans les hôpitaux, les jeunes à la dérive dans les banlieues pour leur proposer une autre vie, une reconversion dans l'Islâm. Ils s'adressent aux personnes en marge de la société, à des esprits vulnérables. Ils voient dans la propagation de l'islam un devoir religieux, chose que réprouvent les salafistes d'influence wahhabite.
Et enfin, on trouve en marge les Takfiris/salafistes jihadistes qui endossent toutes les caractéristiques des salafistes classiques mais pour lesquels la lutte armée contre les « mécréants » est obligatoire. Ces derniers composent les mouvements jihadistes modernes, avec d’autres groupes pas forcément « salafistes » issus de mouvements radicaux islamisés comme vous en avez fait l’analyse sur ce post de manière pertinente, de loups solitaires, de marginaux…
Un très grand merci à Fadila Leturcq de m'autoriser à publier l'excellente et claire présentation suivante des différents mouvements salafistes :
Les frontières entre ces mouvements sont très fines pour la simple et bonne raison qu'ils se considèrent tous comme les héritiers des Salaf Salih (Pieux prédécesseurs). Pour l'ensemble de ces groupes, il faut retourner à un islam pur, des origines. Leur quotidien est rythmé par la religion, et ils mettent l'accent, dans leur pratiques, sur des éléments parfois esthétiques qui leur permettent de mieux suivre la tradition sunna: port de la barbe pour les hommes qui ne doit surtout pas être taillée, port du voile et plus généralement du jilbâb/niqâb pour les femmes, pas ou très peu de TV, pas de musique, mixité interdite...
Aussi, comme leurs pratiques et leur apparence sont quasi-similaires, il est tentant de les englober dans une seule et même catégorie : les "salafistes". Tentation à laquelle succombent même certains cadres des organes représentatifs des musulmans de France tels que le CFCM.
Malgré ces similitudes, la division entre ces groupes se base sur deux éléments:
- les savants qu'ils suivent et l'interprétation, par ces derniers, du coran et de la tradition prophétique. - leur conception de la société.
Les salafistes d'influence wahhabite ont pour « père spirituel » le Cheikh Ibn Baz, grand savant saoudien ayant vu sa popularité exploser en Europe dans les années 80. Sectaires, ils mettent beaucoup l'accent sur l'appellation "salafi", se considérant comme la secte élue, la plus proche des enseignements du Prophète et la plus digne d'entrer au Paradis. Ils se considèrent comme l’élite de la communauté musulmane et n’hésitent pas à le faire savoir en indiquant à leurs interlocuteurs qu’ils font partie du « Minhaj » (mouvement, groupe, parti) salafi. Cette catégorie compose la majorité des salafistes dits ‘piètistes’ en France.
Ils mènent une lutte acharnée contre les autres groupes piètistes comme les Ikhwans que je qualifierais de "salafistes modernes" (c'est le cas du fameux imam de Brest qui a été sorti du Minhaj salafi par les « mises en garde » que j'ai évoqué, car il proposait d'user du "théâtre" pour faire comprendre l'Islam. Or, pour de nombreux salafis, le théâtre est une "innovation" (Bida’a), une pratique de mécréants... Idem: des intellectuels comme Tariq Ramadan sont considérés comme des Ikhwans par ces salafistes d'influence wahhabite). Parmi leurs opposants, on trouve aussi les Tablighs, qui pratiquent un islam prosélyte: ils visitent les malades dans les hôpitaux, les jeunes à la dérive dans les banlieues pour leur proposer une autre vie, une reconversion dans l'Islâm. Ils s'adressent aux personnes en marge de la société, à des esprits vulnérables. Ils voient dans la propagation de l'islam un devoir religieux, chose que réprouvent les salafistes d'influence wahhabite.
Et enfin, on trouve en marge les Takfiris/salafistes jihadistes qui endossent toutes les caractéristiques des salafistes classiques mais pour lesquels la lutte armée contre les « mécréants » est obligatoire. Ces derniers composent les mouvements jihadistes modernes, avec d’autres groupes pas forcément « salafistes » issus de mouvements radicaux islamisés comme vous en avez fait l’analyse sur ce post de manière pertinente, de loups solitaires, de marginaux…
mercredi 25 novembre 2015
Islamisation de la radicalité
Selon Olivier Roy, avec l'engagement dans le djihadisme de jeunes gens dont une partie non négligeable sont des "convertis", nous n'avons pas affaire à une radicalisation de l'islam, mais à une "islamisation de la radicalité". L'analyse est très juste, et elle conduit à un changement profond de paradigme : ce à quoi nous assistons, ce n'est pas à une évolution ou une régression interne à l'islam, mais à son instrumentalisation "politique", une manière de faire de la religion l'exutoire du vide et de la dénaturer.
Nous nous étions trop tôt réjouis, avec l'effondrement du système soviétique, de la "mort des idéologies" et de la victoire, sans alternative, de la "démocratie de marché" et l'on parlait, avec Francis Fukuyama, de "fin de l'histoire". Cette fin n'avait rien de triomphal ; avec elle, l'avenir présentait l'atmosphère, mi résignée mi nostalgique, d'une pièce de Tchékhov. Le temps des combats d'idée était révolu, et ce n'était plus qu'une sorte de grisaille, tranquille et morne, appelée à s'étirer indéfiniment. La prédiction était erronée. Sur les décombres de Marx, de Lénine ou de Mao, ou encore du "tiers-mondisme", de nouvelles formes de contestation sont apparues - et elles apparaissent désormais en Occident, sur fond de nihilisme - rejetant en bloc le modèle de la société matérialiste de consommation qui est la nôtre. Oui, nous nous sommes réjouis trop tôt. Nous n'avons pas vu que le "désenchantement du monde" ouvrait la voie, en l'absence de toute autre voie, à des formes "religieuses" d'engagement dont nul n'attendait le retour. Ce que l'islamisme radical, et Daech en particulier, offre avec une efficacité redoutable, c'est précisément ce que les idéologies traditionnelles ne sont plus en mesure d'offrir : un discours critique qui ouvre sur des "utopies", promptes à canaliser le désir de sens d'une jeunesse en perte de repères, de valeurs, d'idéal et d'espérance. Le malheur veut que ces nouvelles expressions de la radicalité conduisent à la légitimation idéologique de l'ultra violence. Là où les idéologies totalitaires parlaient au nom de l'histoire ou de la race, elles parlent maintenant au nom de Dieu. Et, naturellement, Dieu se tait.
Je le dis un peu trop grossièrement, mais un des aspects importants de la lutte contre la radicalisation passe par l'invention de nouvelles utopies, non meurtrières cette fois-ci. Comme me le disait une de mes étudiantes aujourd'hui, si on n'a pas d'idéal à 20 ans... Et, à cet âge, la quête de l'idéal s'accompagne généralement d'une exigence sans compromis et d'un goût pour le sacrifice. Or quel idéal nos sociétés offrent-elles à la jeunesse, en situation de chômage de masse, de dégradation du climat, de cupidité économique sans autre fin que la recherche du profit, de vide politique et, parfois, d'exclusion sociale ? C'est une question que nous devons sérieusement nous poser. Au risque d'en heurter quelques uns, j'ajouterais que les religions et le christianisme pourquoi pas ?, pourraient, devraient, jouer un rôle essentiel dans ce renouvellement d'une "offre de sens".
On ne luttera pas contre la violence qui se réclame de Dieu sans l'aide des confessions religieuses, prises au sens large, moins encore en les traitant avec mépris. Naturellement, on pourrait aussi s'abreuver aux sources de la philosophie, lorsque celle-ci est inséparable d'un "art de vivre", chez Socrate, Epictète, Marc-Aurèle ou Montaigne...Mais là, c'est une toute autre formation qu'il faudrait avoir reçue.
Nous nous étions trop tôt réjouis, avec l'effondrement du système soviétique, de la "mort des idéologies" et de la victoire, sans alternative, de la "démocratie de marché" et l'on parlait, avec Francis Fukuyama, de "fin de l'histoire". Cette fin n'avait rien de triomphal ; avec elle, l'avenir présentait l'atmosphère, mi résignée mi nostalgique, d'une pièce de Tchékhov. Le temps des combats d'idée était révolu, et ce n'était plus qu'une sorte de grisaille, tranquille et morne, appelée à s'étirer indéfiniment. La prédiction était erronée. Sur les décombres de Marx, de Lénine ou de Mao, ou encore du "tiers-mondisme", de nouvelles formes de contestation sont apparues - et elles apparaissent désormais en Occident, sur fond de nihilisme - rejetant en bloc le modèle de la société matérialiste de consommation qui est la nôtre. Oui, nous nous sommes réjouis trop tôt. Nous n'avons pas vu que le "désenchantement du monde" ouvrait la voie, en l'absence de toute autre voie, à des formes "religieuses" d'engagement dont nul n'attendait le retour. Ce que l'islamisme radical, et Daech en particulier, offre avec une efficacité redoutable, c'est précisément ce que les idéologies traditionnelles ne sont plus en mesure d'offrir : un discours critique qui ouvre sur des "utopies", promptes à canaliser le désir de sens d'une jeunesse en perte de repères, de valeurs, d'idéal et d'espérance. Le malheur veut que ces nouvelles expressions de la radicalité conduisent à la légitimation idéologique de l'ultra violence. Là où les idéologies totalitaires parlaient au nom de l'histoire ou de la race, elles parlent maintenant au nom de Dieu. Et, naturellement, Dieu se tait.
Je le dis un peu trop grossièrement, mais un des aspects importants de la lutte contre la radicalisation passe par l'invention de nouvelles utopies, non meurtrières cette fois-ci. Comme me le disait une de mes étudiantes aujourd'hui, si on n'a pas d'idéal à 20 ans... Et, à cet âge, la quête de l'idéal s'accompagne généralement d'une exigence sans compromis et d'un goût pour le sacrifice. Or quel idéal nos sociétés offrent-elles à la jeunesse, en situation de chômage de masse, de dégradation du climat, de cupidité économique sans autre fin que la recherche du profit, de vide politique et, parfois, d'exclusion sociale ? C'est une question que nous devons sérieusement nous poser. Au risque d'en heurter quelques uns, j'ajouterais que les religions et le christianisme pourquoi pas ?, pourraient, devraient, jouer un rôle essentiel dans ce renouvellement d'une "offre de sens".
On ne luttera pas contre la violence qui se réclame de Dieu sans l'aide des confessions religieuses, prises au sens large, moins encore en les traitant avec mépris. Naturellement, on pourrait aussi s'abreuver aux sources de la philosophie, lorsque celle-ci est inséparable d'un "art de vivre", chez Socrate, Epictète, Marc-Aurèle ou Montaigne...Mais là, c'est une toute autre formation qu'il faudrait avoir reçue.
jeudi 19 novembre 2015
Loi portant sur la prolongation de l'état d'urgence
Je vous invite à lire attentivement, et à partager, cette analyse critique, fort bien argumentée, de la loi portant sur la prolongation de l'état d'urgence, votée à la quasi unanimité par l'Assemblée nationale (551 voix pour, 6 contre). Elle m'a été adressée par un "lanceur d'alerte", tenu à l'obligation de réserve :
"Ce projet de loi présenté comme un simple prolongement de l’état d’urgence représente bien plus que cela. Il modifie la nature même des fondements des textes garantissant nos libertés fondamentales.
Fallait-élargir les conditions de dissolution des associations ?
Etait-il indispensable de faire évoluer le champ d’application du dispositif d’assignation à résidence ?
Le texte adopté substitue aux termes « [de toute personne] dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics », qui apparaissent trop restrictifs, les termes « [de toute personne] à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics », ce qui permet d’inclure des personnes qui ont appelé l’attention des services de police ou de renseignement par leur comportement, ou leurs fréquentations, propos, projets... [souligné par moi]. Une telle disposition est problématique car il n’y a pas réellement de définition juridique pour juger « des raisons sérieuses de penser » ou des « comportements » qui sont des notions floues. Et c’est le juge administratif et non judiciaire qui va devoir se prononcer en cas de recours.
On ajoute également au dispositif d’assignation à résidence, qui s’applique sur un territoire d’une ou plusieurs communes, une assignation au lieu d’habitation de 12h par jour. Nous sommes là dans un dispositif de quasi privation de liberté sur le modèle de la rétention administrative pour des individus, faut-il le rappeler, n’ayant commis aucune infraction caractérisée.
Le caractère exceptionnel et provisoire semble le justifier mais nous assistons là à une véritable rupture de notre droit pénal. Si les débats dans l’hémicycle ne sont pas du tout rassurants, c’est aussi parce que le Gouvernement semble vouloir pérenniser ces dispositifs d’exception dans une réforme constitutionnelle et de nouvelles lois de lutte contre le terrorisme.
L’état d’urgence sera en effet remplacé par un texte sur l’état de crise pour permettre un renforcement d’un certain nombre de mesures de sécurité (on ne sait pas encore lesquelles) pour tenir compte des menaces durables et permanentes dans notre pays.
Il faut espérer que le Conseil constitutionnel saura jouer son rôle de garde-fou des libertés publiques. Car plusieurs mesures reviendront dans le débat et augurent de perspectives plus sombres encore. Ira t-on jusqu’à autoriser durablement l’armement des policiers en dehors de leur service, étendre les missions de la police municipale (contrôle d’identité, port d’armes,…), généraliser le port du bracelet électronique pour les personnes assignées à résidence (aujourd’hui limitée à la convenance des personnes concernées) sans contrôle judiciaire, mettre en place un dispositif de rétention administrative pour les individus figurant sur ce fameux fichier S, etc. ? "
"Ce projet de loi présenté comme un simple prolongement de l’état d’urgence représente bien plus que cela. Il modifie la nature même des fondements des textes garantissant nos libertés fondamentales.
Fallait-élargir les conditions de dissolution des associations ?
Etait-il indispensable de faire évoluer le champ d’application du dispositif d’assignation à résidence ?
Le texte adopté substitue aux termes « [de toute personne] dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics », qui apparaissent trop restrictifs, les termes « [de toute personne] à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics », ce qui permet d’inclure des personnes qui ont appelé l’attention des services de police ou de renseignement par leur comportement, ou leurs fréquentations, propos, projets... [souligné par moi]. Une telle disposition est problématique car il n’y a pas réellement de définition juridique pour juger « des raisons sérieuses de penser » ou des « comportements » qui sont des notions floues. Et c’est le juge administratif et non judiciaire qui va devoir se prononcer en cas de recours.
On ajoute également au dispositif d’assignation à résidence, qui s’applique sur un territoire d’une ou plusieurs communes, une assignation au lieu d’habitation de 12h par jour. Nous sommes là dans un dispositif de quasi privation de liberté sur le modèle de la rétention administrative pour des individus, faut-il le rappeler, n’ayant commis aucune infraction caractérisée.
Le caractère exceptionnel et provisoire semble le justifier mais nous assistons là à une véritable rupture de notre droit pénal. Si les débats dans l’hémicycle ne sont pas du tout rassurants, c’est aussi parce que le Gouvernement semble vouloir pérenniser ces dispositifs d’exception dans une réforme constitutionnelle et de nouvelles lois de lutte contre le terrorisme.
L’état d’urgence sera en effet remplacé par un texte sur l’état de crise pour permettre un renforcement d’un certain nombre de mesures de sécurité (on ne sait pas encore lesquelles) pour tenir compte des menaces durables et permanentes dans notre pays.
Il faut espérer que le Conseil constitutionnel saura jouer son rôle de garde-fou des libertés publiques. Car plusieurs mesures reviendront dans le débat et augurent de perspectives plus sombres encore. Ira t-on jusqu’à autoriser durablement l’armement des policiers en dehors de leur service, étendre les missions de la police municipale (contrôle d’identité, port d’armes,…), généraliser le port du bracelet électronique pour les personnes assignées à résidence (aujourd’hui limitée à la convenance des personnes concernées) sans contrôle judiciaire, mettre en place un dispositif de rétention administrative pour les individus figurant sur ce fameux fichier S, etc. ? "
Entretien dans le magazine Terra Eco
Entretien avec Cécile Cazenave, journaliste au magazine Terra Eco.
La beauté de ces visages qui aujourd'hui nous déchire nous intime de ne pas céder à la logique de la haine, du combat "impitoyable" et, usant d'un langage pire encore, de "l'éradication", comme si nous avions affaire à des rats qu'il s'agissait d'exterminer. C'est pourtant ce langage de la déshumanisation et de l'animalisation du criminel qu'on entend dans la bouche des plus hautes autorités de l'Etat. Mais qu'est-on en train de faire des principes les plus élémentaires qui sont au fondement de notre idée de la justice ?
www.terraeco.net
La beauté de ces visages qui aujourd'hui nous déchire nous intime de ne pas céder à la logique de la haine, du combat "impitoyable" et, usant d'un langage pire encore, de "l'éradication", comme si nous avions affaire à des rats qu'il s'agissait d'exterminer. C'est pourtant ce langage de la déshumanisation et de l'animalisation du criminel qu'on entend dans la bouche des plus hautes autorités de l'Etat. Mais qu'est-on en train de faire des principes les plus élémentaires qui sont au fondement de notre idée de la justice ?
In Memoriam Marie Lausch
Comme si l'horreur de la première nouvelle ne suffisait pas, nous apprenons aujourd'hui que ce sont, finalement, deux étudiantes de l'école de commerce Neoma de Reims qui sont décédées, suite à la tuerie du Bataclan : outre, Claire Maitrot-Tapprest, Marie Lausch, aux côtés de son petit-ami, Mathias-Dymarski, respectivement 23 et 22 ans. Marie avait fini ses études à Neoma en juillet 2015.
A leur famille, à leurs proches, à leurs ami(e)s et camarades, à la direction de l'école qui les a accueillies, j'adresse en mon nom propre, et au nom du département de philosophie de l'université de Reims - professeurs et étudiants, unis ensemble dans l'affliction - nos condoléances les plus profondes.
Marie venait tout juste de modifier son profil sur FB.
Quelle tristesse ! Quel gâchis d'intelligence, de beauté, de joie de vivre, et du bel avenir qui leur était promis !
A leur famille, à leurs proches, à leurs ami(e)s et camarades, à la direction de l'école qui les a accueillies, j'adresse en mon nom propre, et au nom du département de philosophie de l'université de Reims - professeurs et étudiants, unis ensemble dans l'affliction - nos condoléances les plus profondes.
Marie venait tout juste de modifier son profil sur FB.
Quelle tristesse ! Quel gâchis d'intelligence, de beauté, de joie de vivre, et du bel avenir qui leur était promis !
mercredi 18 novembre 2015
In Memoriam Claire Maitrot Tapprest
Ce message est un message de deuil.
Nous venons d'apprendre avec effroi, cet après-midi, le décès, suite à ses blessures, de Claire Maitrot Tapprest. Elève de la RMS (Reims Management School) devenue Neoma, elle suivit en double cursus la licence de philosophie à l'université de Reims, poursuivie par un Master qu'elle venait de soutenir brillamment sous la direction du professeur Patrick Wotling, début septembre. Claire était au Bataclan vendredi soir, et fait partie des victimes des attentats qui ont ensanglanté notre pays.
Les professeurs du département de philosophie et moi-même sommes dévastés. Nous exprimons à sa famille, à ses proches et à ses ami(e)s notre immense tristesse et nos condoléances les plus profondes
lundi 16 novembre 2015
Les Nouveaux Chemins de la Connaissance
Vous pourrez, si vous le souhaitez, écouter l'émission spéciale, "Malaise dans la sidération", organisée par Adèle van Reeth dans l'émission Les Nouveaux chemins de la connaissance sur France-Culture, à laquelle j'ai participé ce matin, aux côtés du sociologue Gérome Truc et du philosophe Patrice Magnilier
www.franceculture
Les démocraties au piège du terrorisme
Voici le texte que j'ai écrit deux jours avant les attentats de Paris et que je devais prononcer à Lille dans le cadre du cycle de conférences, organisées par Cité Philo. La conférence a finalement été maintenue. Naturellement, il était impossible de prononcer ce texte. J'en ai repris les idées principales. Un riche débat avec le public s'en est suivi, lors d'une rencontre qui a duré près de deux heures et demi.
Comment les citoyens qui souhaiteraient exercer leur droit à un examen critique des politiques publiques menées au nom de la « guerre contre le terrorisme » - l'expression doit être mise entre guillemets - peuvent-ils exercer cette légitime demande ? Car, de fait, et il faut d'abord insister sur ce point : même dans ce domaine, cette exigence démocratique est légitime.
Cette « guerre » - et elle vise principalement les groupes jihadistes appartenant aux diverses mouvances de l'islamisme radical - se mène dans des zones obscures qui relèvent de la sécurité nationale, de la raison d'État, où les activités des agences de renseignement, les opérations militaires, les décisions politiques, sont couvertes par le secret défense. Dans les faits, elle est tout entière conduite dans un espace où les décisions et les actions échappent à la publicité et à la discussion publique, et cette « discrétion » est justifiée par des raisons essentiellement sécuritaires. Dans le même temps, l'État dispose seul, dans cette affaire, de l'information à laquelle nous autres citoyens n'avons pas accès et lui seul peut présenter au public un discours de légitimation qui ne fait l'objet d'aucune discussion critique – en réalité, il est très largement exempté de l'obligation de donner ses raisons, bien que les politiques menées le soient en notre nom et dans notre intérêt. Manuel Valls pouvait ainsi déclarer sur Europe 1, dimanche 8 novembre : « Nous faisons face à un ennemi extérieur et un ennemi intérieur, à des filières qui sont bien sûr en Syrie et en Irak et tous les jours nos services de renseignement, la DSI (Défense et sécurité internationale ), arrêtent, interpellent des individus qui peuvent représenter un danger ». Nul journaliste ne lui demanda d'apporter le moindre supplément d'information à ces affirmations invérifiables, ni de s'expliquer sur l'emploi, dangereusement connoté, de la notion d'« ennemi intérieur ».
La nécessaire recherche d'une voie médiane critique
Il y a dans cet exercice de la souveraineté de l'État – et peut-être est-ce seulement dans le domaine sécuritaire qu'il reste encore véritablement souverain, ce qui présente bien des avantages - quelque chose que nous devons interroger, même si, formellement, la liberté d'action dont les agences gouvernementales bénéficient est en partie encadrée par des textes législatifs, telle la loi sur le renseignement, entrée en vigueur le 3 octobre 2015. Nous ne voulons pas dire que la lutte contre le terrorisme doive s'exercer dans une candeur qui exigerait que tout soit exposé dans la lumière du jour. Cela serait, évidemment, tout à fait naïf. Mais est-ce à dire que nous autres citoyens soyons entièrement dépossédés de tout droit de regard, que nous devions nous contenter de prendre pour argent comptant ce dont les autorités nous assurent mais qu'aucune autorité indépendante ne vient vérifier ? Comment dès lors trouver un juste milieu ? Un juste milieu entre la sécurité et la garantie des libertés publiques ? Entre la publicité et le secret, l'information et la discrétion, la parole et le silence ? Entre le nécessaire combat contre des formes d'ultra violence, légitimée par une idéologie religieuse meurtrière tout à la fois hyper moderne et archaïque, et la préservation des principes constitutifs d'une société démocratique ? Quelle pourrait bien être cette voie médiane entre les contraintes de l'action politique responsable et les principes éthico-juridiques qui fondent notre système, lorsque le respect du droit devient de plus en plus « élastique » ? La volonté de tenir, en ces affaires, la position équilibrée d'un « juste milieu » exige que nous soyons collectivement, et pas seulement individuellement, en mesure d'exercer une vigilance qui ne soit ni une critique systématique de nos propres politiques (ignorant la réalité indiscutable – et elle est terrible - de la menace à laquelle nous devons faire face), ni une licence accordée à l'État à la faveur d'une passivité qui ne se scandaliserait d'aucune transgression ni ne demanderait jamais de comptes. Les politiques menées jusqu'à présent ont pourtant été impuissantes à éradiquer le mal, quand elles n'ont pas été manifestement désastreuses. Pour le dire, en bref : quelle place doit-on accorder, dans la lutte contre le terrorisme, à la parole et à la discussion critique, c'est-à-dire à la réflexion en commun ? Sont-elles inévitablement conduites à s'effacer et à se taire ? Et, s'il devait en être ainsi, qu'adviendrait-il alors de la démocratie elle-même et des principes qui la fondent ? Ces questions sont évidemment complexes et, certainement, n'existe-t-il pas de réponses toutes faites. Il faut néanmoins les poser.
Si le travail de la réflexion peut nous être de quelque utilité, c'est dans la mesure où il nous aide à formuler de façon un peu claire les problèmes tels qu'ils se présentent, sous leurs multiples aspects. Cela exige, tout d'abord, que nous ne soyons pas pris dans l'urgence et l'immédiateté de la menace terroriste, que nous acceptions de pratiquer, pour un instant au moins, ce que Socrate appelait un « loisir récréatif » : une mise à distance, une distanciation « intellectuelle » d'avec nos peurs, et les discours et les pratiques qui se nourrissent d'elles. Une liberté de l'esprit assez stoïcienne pour se détacher des passions aveuglantes et des opinions où la raison se perd et renonce à son droit de comprendre.
Quelle vision rationnelle, à la fois analytique et critique, peut-on avoir de la violence djihadiste et de la manière dont les démocraties occidentales y ont fait face depuis le 11-Septembre ? Pour résumer la thèse générale que je défends dans L'ère des ténèbres1, je dirais ceci : tout se passe comme si « la guerre contre le terrorisme » s'était déployée dans une logique manichéenne du « eux » et du « nous », entretenant mimétiquement des violences en miroir sur un espace déterritorialisé dans le mépris du droit, conduisant à des dynamiques de transformation interne de nos sociétés, qui menacent nos principes et remettent gravement en cause nos libertés fondamentales.
La tentation du pire
Commençons par une affirmation préliminaire : le terrorisme islamiste ne constitue pas tant une menace qui mettrait en danger l'intégrité territoriale des sociétés démocratiques, qu'une crise dans laquelle se trouve testée leur capacité de faire face et de répondre aux dangers réels qui les menacent dans la fidélité « spirituelle » à leurs principes. Dans la mesure où le djihadisme islamiste est une réalité avec laquelle nous devrons compter sans doute pendant des décennies, la question fondamentale est de savoir ce qu'il restera de nos sociétés dans une génération ? Comment auront-elles résisté ? S'il y a lieu de s'inquiéter, c'est en raison des politiques qui ont été menées dès le lendemain des attentats du 11-Septembre par le gouvernement des États-Unis. Ne disons pas qu'il s'agit des États-Unis seulement et que nous autres Français ne sommes pas concernés. Demandons-nous honnêtement ce qu'il adviendrait en France si un attentat comparable à celui du 11-Septembre avait lieu ? Et pour beaucoup de spécialistes du renseignement, l'hypothèse que survienne un événement de cette ampleur dans notre pays est hautement probable. Sommes-nous préparés à ne pas céder à la tentation du pire ? Telle est, en effet, la question fondamentale.
Voyez qu'un récent sondage, réalisé quelques mois après les attentats du mois de janvier à Paris, nous apprend que 52% des Français sont désormais favorables au rétablissement de la peine de mort, en particulier, à l'égard des auteurs d'attentats terroristes – une progression de 7 points par rapport à l'année dernière. Et que dire de l'indifférence avec laquelle a été accueilli en France le rapport de la commission sénatoriale américaine, déclassifié en décembre 2014, sur les actes de torture commis par la CIA dans des centres de détention secrets, répartis dans le monde entier, en Europe également, et les mensonges que l'agence de renseignement livra sans discontinuer aux plus hautes autorités de l'exécutif sur l'efficacité de ces méthodes ? A-t-on dénoncé avec la vigueur nécessaire la parole prononcée par le président Obama lorsqu'il déclara, le 2 mai 2011, à la face du monde entier qu'avec l'exécution de Ben Laden « justice est faite ». Mais quelle est cette justice qui n'est pas autre chose que la loi du talion et de la vengeance ? En d'autres temps, cela eût fait hurler les consciences éclairées, bien au-delà du cercle militant des défenseurs des droits de l'homme. Ou encore : comment ne pas s'inquiéter du peu de protestation qu'a soulevé le vote par l'Assemblée Nationale, en juillet 2015, de la loi sur le renseignement laquelle va plus loin encore que le Patriot Act dans les moyens de surveillance légalement accordés aux agences de renseignement, en-dehors de toute autorisation judiciaire ? Une relative indifférence dont témoigne encore le peu de conséquences qu'ont eu sur l'opinion publique les révélations faites par Edward Snowden du système de surveillance global édifié par la NSA et qui auraient dû nous alerter et nous mobiliser collectivement. J'ajouterai à ces pièces d'un puzzle désolant que nul en France ne s'est véritablement ému d'apprendre que le président Hollande, tout comme le président Obama, autorise des exécutions ciblées qui ne sont pas autre chose que des assassinats, et cela visiblement en l'absence de tout scrupule. Le scrupule est pourtant une obligation morale qu'on ne saurait prendre à la légère dans ce genre de décision. Ne faudrait-il pas davantage s'inquiéter sérieusement de la multiplication sous la présidence Obama du recours aux drones armés, lesquels ont fait au total plus de deux milles victimes civiles, dites « collatérales ». Que dire encore des centaines de milliers de morts civils que fit l'intervention militaire américaine en Irak en 2003, justifiée par un mensonge éhonté que la France eut, en son temps, le mérite de ne pas accepter. Une grande partie des désastres auxquels on assiste aujourd'hui au Moyen-Orient est le résultat de cette intervention. Mais quid de l'intervention de la France et de la Grande-Bretagne en Libye laquelle est allée bien au-delà de la protection des populations civiles de Benghazi, visée par la résolution 1973 du Conseil de Sécurité des Nations-Unies ? L'on pourrait multiplier les exemples et montrer que notre conscience morale et plus généralement notre respect des normes fondamentales, sont devenus extraordinairement élastiques, dès lors qu'il s'agit de lutter contre le terrorisme. Quelle image les démocraties donnaient-elles d'elles-mêmes alors que défilaient sur les écrans du monde entier les images des détenus humiliés et torturés dans la prison américaine d'Abou Ghraib en Irak ? Aussi est-ce une sanglante ironie de voir les otages de l'État islamique être symboliquement revêtus, avant d'être égorgés, de l'uniforme orange en vigueur à Guantanamo. On ne saurait mieux exprimer par la puissance de l'image ces violences en miroir qui se répondent mimétiquement, ouvrant à des dynamiques sanglantes dont nous ne voyons aujourd'hui pas la fin.
Le risque d'un suicide démocratique
Aucun tribunal américain, pénal ou civil, n’a jugé les principaux responsables qui autorisèrent ces méthodes de torture, lesquelles, au regard du droit international public et même du droit domestique, auraient été qualifiées de crimes. Parce que ces hommes, le vice-président des États-Unis, le ministre de la Défense et le président lui-même, se trouvaient au plus haut sommet de l'État, de telles poursuites judiciaires, la tenue de procès publics et les condamnations qui s'en seraient probablement suivies étaient, politiquement, tout simplement inenvisageables. Dès les premiers jours de son mandat, le président Obama ferma définitivement la porte à toute aventure judiciaire qui incriminerait les pratiques de l'administration précédente, avec lesquelles il promettait de rompre. Ces actes sont laissés au jugement de l'Histoire, mais nous savons maintenant, grâce au rapport extrêmement détaillé du Sénat américain, quels ils furent et dans quelle absence de cadre et de contrôle, avec quelle impunité totale, ils s'exercèrent. Quant à l'argument de la légitime défense, il servit et continue de servir aux gouvernants de couverture et de justification à toutes sortes d'opérations, voire de crimes, au mépris des conditions strictes fixées par l'article 51 de la Charte de l'ONU2. C'est encore cet argument juridique, mais tordu et falsifié, qui sert de justification publique à l'intervention militaire de la France en Irak, et désormais en Syrie, sans que nous sachions au juste si la poursuite des objectifs visés – on sait maintenant de source officielle quels ils sont : l'élimination, un euphémisme pour dire la liquidation pure et simple, de terroristes français susceptibles de commettre, de diriger ou de commanditer des attentats dans notre pays – a la moindre chance d'être rempli par ces moyens, ce dont on peut légitimement douter. Ne disons donc pas que la peine capitale a été définitivement abolie en France. La réalité, c'est qu'elle a été publiquement rétablie (même si, dans les faits, les opérations secrètes y ont toujours eu recours). Ce rétablissement public de la peine capitale à l'égard de citoyens français soupçonnés de constituer une menace grave, sinon imminente, pour le pays, semble ne gêner personne, et certainement n'embarrasse-t-il aucun de ces intellectuels sur médiatisés qui font régulièrement la une des hebdomadaires à grand tirage. C'est pourtant là le signe manifeste d'une régression morale collective.
Nous entendons régulièrement sur nos chaînes de radio ou télévisées que tel chef terroriste a été tué – c'est-à-dire liquidé – par les forces spéciales, françaises ou autres, au Yémen, en Syrie, en Afghanistan ou ailleurs dans le monde. La diffusion par le gouvernement d'une information qui, en d'autres temps aurait été gardé secrète, est couverte par la certitude qu'elle n'éveillera aucune contestation d'ampleur : elle sera, au contraire, considérée comme digne d'approbation. Autrement dit, l'annonce publique de la liquidation des ennemis de la République relève d'une stratégie politiquement profitable. N'est-ce pas ce que la population dans sa majorité attend et à quoi qu'elle applaudit ? Mais comment ne pas s'inquiéter d'un consentement qui, pour tacite qu'il soit, n'en est pas moins manifeste ? La régression morale est suffisamment avancée pour que ce qui devait rester secret et confidentiel – la commission d'un crime - puisse désormais être publiquement annoncé, sans crainte de protestation et en toute innocence. Les questions que nous sommes en droit, que nous avons même le devoir de poser aux dirigeants des démocraties occidentales sont pourtant bien moins accommodantes : qu'avons-nous fait ? au nom de quels principes supérieurs ? dans quels buts et avec quels résultats ? Au vu du développement exponentiel de l'islamisme radical depuis 2001, le résultat n'est pas à la hauteur des attentes. C'est peu dire ! Mais quelle politique de santé qui aurait conduit à la propagation d'une épidémie plutôt qu'à son éradication ne ferait pas, au minimum, l'objet d'un sérieux examen critique ? Pour bien des raisons, on est en droit d'affirmer que c'est la pire politique envisageable qui a été suivie par les démocraties occidentales depuis le 11-Septembre. S'il en est bien ainsi, nous devons nous demander comment nous répondrions, en France, à un attentat mené par l'État islamique qui ferait, non pas seulement dix-sept victimes – ce qui est déjà atroce – mais des centaines, voire des milliers de morts civils, incluant des femmes et des enfants ? Il est impératif que nous envisagions à l'avance quelle réponse nous adopterions collectivement face à une telle catastrophe ? Encore faut-il comprendre quelle est la véritable nature de la catastrophe qui nous menace et qui, selon toute vraisemblance, nous attend.
La catastrophe, ce ne fut pas, aux États-Unis, seulement les 2973 morts que firent les attentats du 11-Septembre. La catastrophe, ce fut l'établissement des centres de détention secrets, autorisé une semaine plus tard par le président Bush. La catastrophe, ce fut la pratique à grande échelle des extraditions et des exécutions extra judiciaires. Ce fut, dès janvier 2002, l'ouverture du camp de Guantanamo. Ce fut la casuistique à laquelle se livrèrent les juristes de la Maison-Blanche et du Ministère de la Défense pour donner une justification légale à la pratique de la torture. Ce fut, face à une attaque d'une gravité sans précédent et qui avait frappé au cœur la première démocratie, la violation systématique des principes et des lois qui structurent une démocratie et qui lui donnent son ossature morale. Une telle violation signait la victoire de Ben Laden. Car, dans le fait, sans que l'on s'en soit avisé à l'époque, tel était très exactement le but ultime qu'avaient visé ces attentats.
Le chef d'Al-Qaeda s'en était ouvertement expliqué à un journaliste d'Al-Jazeera, le 21 septembre 2001 : « Je vous le dis, la liberté et les droits de l'homme sont condamnés aux États-Unis. Le gouvernement des États-Unis entraînera le peuple américain – et l'Occident en général – dans un enfer insupportable et une vie étouffante ». Le but, le plan, était ainsi de faire tomber, tête baissée, les démocraties dans le piège d'un cycle de violences sans fin qui les conduirait à la violation de leurs principes et de leurs normes. Et ce piège a parfaitement fonctionné. Pour le dire de façon un peu emphatique, mais qui n'a rien d'excessif : le but du djihadisme islamiste est de créer les conditions d'une terreur qui conduiront les démocraties au suicide, afin de pouvoir triompher d'elles. Aussi est-ce ce suicide – la remise en cause peut-être définitive de certaines de nos libertés et de nos droits fondamentaux (le droit à la privauté et à l'inviolabilité de la personne) – dont nous devons envisager la possibilité, au cas où un attentat d'une gravité extrême se produirait en France. Plus que la possibilité, nous devons faire comme si un telle catastrophe avait déjà eu lieu. Rappelons que dans notre amère expérience de pensée, la catastrophe à laquelle nous songeons ne porte pas sur l'attentat lui-même, mais sur les conséquences qu'il aurait sur notre système politique et normatif - ce que j'appelle le suicide démocratique. Une telle éventualité exige de reconnaître que nos systèmes démocratiques sont, en réalité, fragiles et vulnérables, que l'ardeur avec laquelle nous pensons être disposés à en défendre les principes et les institutions est susceptible d'être amoindrie, et peut-être même tout à fait abolie, si certaines circonstances particulièrement dramatiques venaient à se présenter. Et il est d'une importance cruciale d'avoir conscience de cette vulnérabilité : non seulement de notre système politique dans son ensemble, mais de la nôtre en tant qu'individu et citoyen.
Se représenter une telle situation, avec toute la vivacité d'imagination dont nous sommes capables, conduit à adopter une approche « catastrophiste » de la crise. Il y a cependant, à ce propos, des malentendus à dissiper. Le « catastrophisme éclairé », pour reprendre le titre d'un célèbre ouvrage de Jean-Pierre Dupuy, n'entend pas faire de la catastrophe un événement inéluctable qu'aucune action ou politique ne serait plus en mesure d'empêcher. Loin de toute forme de fatalisme, le catastrophisme éclairé demande qu'on fasse comme si la catastrophe avait déjà eu lieu pour l'empêcher d'advenir. Autrement dit, une telle démarche de l'esprit s'inscrit dans une conception fondamentalement optimiste, et non défaitiste, comme on le pense trop souvent, de l'action humaine. Il est inutile pour l'heure de développer davantage ce point. Ce qui m'importe, c'est d'appliquer aux inquiétudes qui nous préoccupent la démarche inventive, créatrice, que libère la représentation d'une catastrophe systémique où seraient profondément remis en cause les principes de base d'une démocratie ordonnée. C'est cela que nous devons imaginer, car tel est le but qui est au cœur du projet de l'islamisme djihadiste. Il faut donc en dire quelques mots, ainsi que de l'idéologie qui l'anime.
Le jihadisme et la légitimation idéologique de l'ultra violence
Pour comprendre les formes nouvelles qu'a pris l'islamisme radical, en quoi il se distingue des mouvements fondamentalistes intégristes (qu'il s'agisse du salafisme ou du wahhabisme), il faut s'arrêter aux principes de la doctrine élaborée, dans les années soixante, par un des idéologues les plus influents du djihadisme contemporain, l'égyptien Sayid Qutb.
Membre de la confrérie des Frères Musulmans, Qtub fut interné par Nasser pendant neuf ans dans le camp de concentration de Tira et condamné à mort en 1966. Il n'est pas utile d'entrer, pour l'heure, dans le détail du parcours de cet homme qui fut d'abord un homme de lettres respecté, avant qu'il en vienne à donner une tournure radicale à son interprétation de l'islam. Disons, pour aller à l'essentiel, que celle-ci repose tout entière sur la distinction entre, d'une part, l'islam et, d'autre part, la période pré-islamique des ténèbres (jâhiliyya). Sur la base de cette distinction s'établit une grille de lecture qui n'est pas historique, mais intemporelle et transcendante et qui s'applique, de façon proprement manichéenne, à toute société humaine, y compris aux sociétés musulmanes existantes : « Est jahilite toute société humaine qui n'est pas musulmane de facto, toute société où l'on adore un autre objet que Dieu et Lui seul […] Ainsi, il faut ranger dans cette catégorie l'ensemble des sociétés qui existent de nos jours sur terre », écrit-il dans Signes de piste. Toute société qui obéit à un autre principe que la souveraineté unique de Dieu doit être combattue et détruite, qu'elle se réclame ou non de l'islam. De là vient que les islamistes radicaux s'attaqueront, tout autant aux sociétés occidentales honnies, « l'ennemi lointain » qu'aux sociétés musulmanes, « l'ennemi proche », qui se sont structurées sur le modèle occidental de la souveraineté de l'État-nation. Au cœur de l'idéologie de Qutb se trouve un profond dualisme entre le barbare et le divin, entre l'islam et la jâhiliyya, qui ne laisse place à aucune situation intermédiaire.
Par conséquent, selon Qutb et ses disciples, l'idée qu'il existe quelque chose comme des droits humains inaliénables, appartenant à l'homme en tant que tel, est un blasphème qui insulte la souveraineté divine, tout autant que les principes de l'autonomie du droit positif, la distinction entre la sphère privée et la sphère publique, les droits de la conscience, la tolérance, etc. Entre l'homme et Dieu, toutes les médiations institutionnelles et normatives doivent être abolies : la législation doit reposer sur la seule loi divine.
A l'instauration de ce projet universel, tout à la fois révolutionnaire et archaïque, tout musulman, d'où qu'il vienne et quelle que soit sa nationalité d'origine, doit participer activement. Le jihad, au sens où Qutb l'entend, n'a pas la signification primordiale d'un combat spirituel personnel contre la tentation des passions, relevant de la piété privée, et les moyens qu'il doit prendre ne sont pas seulement ceux de la persuasion et de la prédication, mais, inévitablement, de la violence : « Le Livre n'est plus opératoire, écrit-il encore, c'est au sabre de prendre le relais. » Il en résulte une obligation individuelle au jihad armé, dès lors qu' « à tout moment et en tout lieu, tout musulman est tenu de combattre et de tuer tous les ennemis de l'Islam, mais sans esprit d'hostilité », explique Olivier Carré. Nous avons là, dans des textes explosifs écrits au sein de l'univers concentrationnaire nassérien, tous les éléments d'un processus de violences extrêmes, idéologiquement justifiées et qui, une vingtaine d'années plus tard, devaient puissamment inspirer Oussama Ben Laden. La guerre sainte, proclamée par les djihadistes contre les Occidentaux mais également contre les États musulmans et leurs ressortissants, jugés traîtres à la foi, ne connaîtra pas de fin avant la victoire finale. Cette idéologie qui légitime « religieusement » le combat pour le triomphe universel de l'islam s'est trouvée renforcée, dans le monde arabo-musulman, par un puissant imaginaire apocalyptique de la fin des temps.
La nécessaire émergence d'une communauté mondiale
Nulle défaite n'est en mesure d'arrêter la détermination de ces combattants qui ne craignent pas la mort, qui utilisent, au nom d'une idéologie totalement rétrograde, les moyens de communication les plus modernes et les plus sophistiqués, pour attirer à eux des recrues, venues du monde entier, et même de nos propres pays, lesquelles répondront aveuglément aux obligations meurtrières d'une religion réduite à son credo le plus simplificateur. Voilà à quoi nous avons affaire, et qui est sans précédent dans l'histoire contemporaine des grands conflits politiques et idéologiques. Il y a lieu d'être saisis d'effroi. Quant à savoir comment nous devons répondre à ce défi mortel, la vérité est triste à dire : nul aujourd'hui ne sait comment s'y prendre. La seule chose certaine, c'est que nous devons nous rassembler pour trouver les réponses efficaces qui seront, en partie militaires, mais en partie seulement, sans renoncer aux principes éthiques et juridiques qui structurent nos sociétés, autrement dit sans y perdre notre âme. Pour l'heure, la France participe contre Daech à de maigres opérations militaires aériennes qui sont ou bien excessives ou bien insuffisantes et, ce faisant, nous nous exposons imprudemment et, sans doute, inutilement à des représailles mortelles. Nul résultat substantiel ne sera obtenu sans intervention de dizaines de milliers de troupes au sol. Mais c'est à un prix du sang qu'aucun État occidental n'est disposé à payer. De sorte que pour l'heure, nous en faisons trop ou pas assez et sommes condamnés à garder « le couteau à la main », pour reprendre une formule de Machiavel dans Le Prince, étant tout à la fois armés et désarmés, ce qui est la pire des situations. Nous louvoyons à vue, sans stratégie claire ni plan directeur, manipulés par des intérêts locaux qui nous échappent, et les figures du mal sont partout. Pour un mort que fait l'État islamique, Bachard el-Assad en fait sept et Daech, malgré l'atrocité insoutenable de ses actes de barbarie, bénéficie d'une légitimité auprès des populations sunnites en Irak que nous aurions tort de sous estimer : le fait est que les troupes du califat ont été accueillies par elles en libérateurs ! Quelle stratégie poursuivons-nous, alors que la guerre civile en Syrie, avec ces deux cent mille morts, réveille des luttes entre États rivaux – la Turquie, l'Iran, l'Arabie Saoudite - en vue de s'assurer une hégémonie régionale et que menace à tout moment d'exploser le conflit, irrésolu depuis des décennies, entre l'État d'Israël et les palestiniens. Et cette poudrière est en partie le résultat d'interventions visant l'idéal insensé d'introduire la démocratie par la force. Quelle folie !
Comme on peut le déduire de ce tableau sommaire, il est plus que douteux que les États soient les acteurs les mieux à même de résoudre cette crise. Celle-ci s'adresse à la communauté mondiale dans son ensemble, l'enjoignant de prendre conscience d'elle-même, de trouver des formes d'organisation institutionnelles et de se doter de moyens en mesure de faire respecter la concorde entre les hommes tout en réduisant les inégalités économiques qui les divisent avec tant d'injustice et qui les dressent parfois les uns contre les autres. La violence des hommes est toujours, pour une large part, le fruit de la misère et de l'humiliation. L'ultra violence islamiste n'échappe pas à cette loi. C'est peu dire que la tâche devant nous est immense. Mais elle seule est de nature à réenchanter l'avenir et à offrir à nos enfants l'espérance raisonnable d'un monde meilleur.
Comment les citoyens qui souhaiteraient exercer leur droit à un examen critique des politiques publiques menées au nom de la « guerre contre le terrorisme » - l'expression doit être mise entre guillemets - peuvent-ils exercer cette légitime demande ? Car, de fait, et il faut d'abord insister sur ce point : même dans ce domaine, cette exigence démocratique est légitime.
Cette « guerre » - et elle vise principalement les groupes jihadistes appartenant aux diverses mouvances de l'islamisme radical - se mène dans des zones obscures qui relèvent de la sécurité nationale, de la raison d'État, où les activités des agences de renseignement, les opérations militaires, les décisions politiques, sont couvertes par le secret défense. Dans les faits, elle est tout entière conduite dans un espace où les décisions et les actions échappent à la publicité et à la discussion publique, et cette « discrétion » est justifiée par des raisons essentiellement sécuritaires. Dans le même temps, l'État dispose seul, dans cette affaire, de l'information à laquelle nous autres citoyens n'avons pas accès et lui seul peut présenter au public un discours de légitimation qui ne fait l'objet d'aucune discussion critique – en réalité, il est très largement exempté de l'obligation de donner ses raisons, bien que les politiques menées le soient en notre nom et dans notre intérêt. Manuel Valls pouvait ainsi déclarer sur Europe 1, dimanche 8 novembre : « Nous faisons face à un ennemi extérieur et un ennemi intérieur, à des filières qui sont bien sûr en Syrie et en Irak et tous les jours nos services de renseignement, la DSI (Défense et sécurité internationale ), arrêtent, interpellent des individus qui peuvent représenter un danger ». Nul journaliste ne lui demanda d'apporter le moindre supplément d'information à ces affirmations invérifiables, ni de s'expliquer sur l'emploi, dangereusement connoté, de la notion d'« ennemi intérieur ».
La nécessaire recherche d'une voie médiane critique
Il y a dans cet exercice de la souveraineté de l'État – et peut-être est-ce seulement dans le domaine sécuritaire qu'il reste encore véritablement souverain, ce qui présente bien des avantages - quelque chose que nous devons interroger, même si, formellement, la liberté d'action dont les agences gouvernementales bénéficient est en partie encadrée par des textes législatifs, telle la loi sur le renseignement, entrée en vigueur le 3 octobre 2015. Nous ne voulons pas dire que la lutte contre le terrorisme doive s'exercer dans une candeur qui exigerait que tout soit exposé dans la lumière du jour. Cela serait, évidemment, tout à fait naïf. Mais est-ce à dire que nous autres citoyens soyons entièrement dépossédés de tout droit de regard, que nous devions nous contenter de prendre pour argent comptant ce dont les autorités nous assurent mais qu'aucune autorité indépendante ne vient vérifier ? Comment dès lors trouver un juste milieu ? Un juste milieu entre la sécurité et la garantie des libertés publiques ? Entre la publicité et le secret, l'information et la discrétion, la parole et le silence ? Entre le nécessaire combat contre des formes d'ultra violence, légitimée par une idéologie religieuse meurtrière tout à la fois hyper moderne et archaïque, et la préservation des principes constitutifs d'une société démocratique ? Quelle pourrait bien être cette voie médiane entre les contraintes de l'action politique responsable et les principes éthico-juridiques qui fondent notre système, lorsque le respect du droit devient de plus en plus « élastique » ? La volonté de tenir, en ces affaires, la position équilibrée d'un « juste milieu » exige que nous soyons collectivement, et pas seulement individuellement, en mesure d'exercer une vigilance qui ne soit ni une critique systématique de nos propres politiques (ignorant la réalité indiscutable – et elle est terrible - de la menace à laquelle nous devons faire face), ni une licence accordée à l'État à la faveur d'une passivité qui ne se scandaliserait d'aucune transgression ni ne demanderait jamais de comptes. Les politiques menées jusqu'à présent ont pourtant été impuissantes à éradiquer le mal, quand elles n'ont pas été manifestement désastreuses. Pour le dire, en bref : quelle place doit-on accorder, dans la lutte contre le terrorisme, à la parole et à la discussion critique, c'est-à-dire à la réflexion en commun ? Sont-elles inévitablement conduites à s'effacer et à se taire ? Et, s'il devait en être ainsi, qu'adviendrait-il alors de la démocratie elle-même et des principes qui la fondent ? Ces questions sont évidemment complexes et, certainement, n'existe-t-il pas de réponses toutes faites. Il faut néanmoins les poser.
Si le travail de la réflexion peut nous être de quelque utilité, c'est dans la mesure où il nous aide à formuler de façon un peu claire les problèmes tels qu'ils se présentent, sous leurs multiples aspects. Cela exige, tout d'abord, que nous ne soyons pas pris dans l'urgence et l'immédiateté de la menace terroriste, que nous acceptions de pratiquer, pour un instant au moins, ce que Socrate appelait un « loisir récréatif » : une mise à distance, une distanciation « intellectuelle » d'avec nos peurs, et les discours et les pratiques qui se nourrissent d'elles. Une liberté de l'esprit assez stoïcienne pour se détacher des passions aveuglantes et des opinions où la raison se perd et renonce à son droit de comprendre.
Quelle vision rationnelle, à la fois analytique et critique, peut-on avoir de la violence djihadiste et de la manière dont les démocraties occidentales y ont fait face depuis le 11-Septembre ? Pour résumer la thèse générale que je défends dans L'ère des ténèbres1, je dirais ceci : tout se passe comme si « la guerre contre le terrorisme » s'était déployée dans une logique manichéenne du « eux » et du « nous », entretenant mimétiquement des violences en miroir sur un espace déterritorialisé dans le mépris du droit, conduisant à des dynamiques de transformation interne de nos sociétés, qui menacent nos principes et remettent gravement en cause nos libertés fondamentales.
La tentation du pire
Commençons par une affirmation préliminaire : le terrorisme islamiste ne constitue pas tant une menace qui mettrait en danger l'intégrité territoriale des sociétés démocratiques, qu'une crise dans laquelle se trouve testée leur capacité de faire face et de répondre aux dangers réels qui les menacent dans la fidélité « spirituelle » à leurs principes. Dans la mesure où le djihadisme islamiste est une réalité avec laquelle nous devrons compter sans doute pendant des décennies, la question fondamentale est de savoir ce qu'il restera de nos sociétés dans une génération ? Comment auront-elles résisté ? S'il y a lieu de s'inquiéter, c'est en raison des politiques qui ont été menées dès le lendemain des attentats du 11-Septembre par le gouvernement des États-Unis. Ne disons pas qu'il s'agit des États-Unis seulement et que nous autres Français ne sommes pas concernés. Demandons-nous honnêtement ce qu'il adviendrait en France si un attentat comparable à celui du 11-Septembre avait lieu ? Et pour beaucoup de spécialistes du renseignement, l'hypothèse que survienne un événement de cette ampleur dans notre pays est hautement probable. Sommes-nous préparés à ne pas céder à la tentation du pire ? Telle est, en effet, la question fondamentale.
Voyez qu'un récent sondage, réalisé quelques mois après les attentats du mois de janvier à Paris, nous apprend que 52% des Français sont désormais favorables au rétablissement de la peine de mort, en particulier, à l'égard des auteurs d'attentats terroristes – une progression de 7 points par rapport à l'année dernière. Et que dire de l'indifférence avec laquelle a été accueilli en France le rapport de la commission sénatoriale américaine, déclassifié en décembre 2014, sur les actes de torture commis par la CIA dans des centres de détention secrets, répartis dans le monde entier, en Europe également, et les mensonges que l'agence de renseignement livra sans discontinuer aux plus hautes autorités de l'exécutif sur l'efficacité de ces méthodes ? A-t-on dénoncé avec la vigueur nécessaire la parole prononcée par le président Obama lorsqu'il déclara, le 2 mai 2011, à la face du monde entier qu'avec l'exécution de Ben Laden « justice est faite ». Mais quelle est cette justice qui n'est pas autre chose que la loi du talion et de la vengeance ? En d'autres temps, cela eût fait hurler les consciences éclairées, bien au-delà du cercle militant des défenseurs des droits de l'homme. Ou encore : comment ne pas s'inquiéter du peu de protestation qu'a soulevé le vote par l'Assemblée Nationale, en juillet 2015, de la loi sur le renseignement laquelle va plus loin encore que le Patriot Act dans les moyens de surveillance légalement accordés aux agences de renseignement, en-dehors de toute autorisation judiciaire ? Une relative indifférence dont témoigne encore le peu de conséquences qu'ont eu sur l'opinion publique les révélations faites par Edward Snowden du système de surveillance global édifié par la NSA et qui auraient dû nous alerter et nous mobiliser collectivement. J'ajouterai à ces pièces d'un puzzle désolant que nul en France ne s'est véritablement ému d'apprendre que le président Hollande, tout comme le président Obama, autorise des exécutions ciblées qui ne sont pas autre chose que des assassinats, et cela visiblement en l'absence de tout scrupule. Le scrupule est pourtant une obligation morale qu'on ne saurait prendre à la légère dans ce genre de décision. Ne faudrait-il pas davantage s'inquiéter sérieusement de la multiplication sous la présidence Obama du recours aux drones armés, lesquels ont fait au total plus de deux milles victimes civiles, dites « collatérales ». Que dire encore des centaines de milliers de morts civils que fit l'intervention militaire américaine en Irak en 2003, justifiée par un mensonge éhonté que la France eut, en son temps, le mérite de ne pas accepter. Une grande partie des désastres auxquels on assiste aujourd'hui au Moyen-Orient est le résultat de cette intervention. Mais quid de l'intervention de la France et de la Grande-Bretagne en Libye laquelle est allée bien au-delà de la protection des populations civiles de Benghazi, visée par la résolution 1973 du Conseil de Sécurité des Nations-Unies ? L'on pourrait multiplier les exemples et montrer que notre conscience morale et plus généralement notre respect des normes fondamentales, sont devenus extraordinairement élastiques, dès lors qu'il s'agit de lutter contre le terrorisme. Quelle image les démocraties donnaient-elles d'elles-mêmes alors que défilaient sur les écrans du monde entier les images des détenus humiliés et torturés dans la prison américaine d'Abou Ghraib en Irak ? Aussi est-ce une sanglante ironie de voir les otages de l'État islamique être symboliquement revêtus, avant d'être égorgés, de l'uniforme orange en vigueur à Guantanamo. On ne saurait mieux exprimer par la puissance de l'image ces violences en miroir qui se répondent mimétiquement, ouvrant à des dynamiques sanglantes dont nous ne voyons aujourd'hui pas la fin.
Le risque d'un suicide démocratique
Aucun tribunal américain, pénal ou civil, n’a jugé les principaux responsables qui autorisèrent ces méthodes de torture, lesquelles, au regard du droit international public et même du droit domestique, auraient été qualifiées de crimes. Parce que ces hommes, le vice-président des États-Unis, le ministre de la Défense et le président lui-même, se trouvaient au plus haut sommet de l'État, de telles poursuites judiciaires, la tenue de procès publics et les condamnations qui s'en seraient probablement suivies étaient, politiquement, tout simplement inenvisageables. Dès les premiers jours de son mandat, le président Obama ferma définitivement la porte à toute aventure judiciaire qui incriminerait les pratiques de l'administration précédente, avec lesquelles il promettait de rompre. Ces actes sont laissés au jugement de l'Histoire, mais nous savons maintenant, grâce au rapport extrêmement détaillé du Sénat américain, quels ils furent et dans quelle absence de cadre et de contrôle, avec quelle impunité totale, ils s'exercèrent. Quant à l'argument de la légitime défense, il servit et continue de servir aux gouvernants de couverture et de justification à toutes sortes d'opérations, voire de crimes, au mépris des conditions strictes fixées par l'article 51 de la Charte de l'ONU2. C'est encore cet argument juridique, mais tordu et falsifié, qui sert de justification publique à l'intervention militaire de la France en Irak, et désormais en Syrie, sans que nous sachions au juste si la poursuite des objectifs visés – on sait maintenant de source officielle quels ils sont : l'élimination, un euphémisme pour dire la liquidation pure et simple, de terroristes français susceptibles de commettre, de diriger ou de commanditer des attentats dans notre pays – a la moindre chance d'être rempli par ces moyens, ce dont on peut légitimement douter. Ne disons donc pas que la peine capitale a été définitivement abolie en France. La réalité, c'est qu'elle a été publiquement rétablie (même si, dans les faits, les opérations secrètes y ont toujours eu recours). Ce rétablissement public de la peine capitale à l'égard de citoyens français soupçonnés de constituer une menace grave, sinon imminente, pour le pays, semble ne gêner personne, et certainement n'embarrasse-t-il aucun de ces intellectuels sur médiatisés qui font régulièrement la une des hebdomadaires à grand tirage. C'est pourtant là le signe manifeste d'une régression morale collective.
Nous entendons régulièrement sur nos chaînes de radio ou télévisées que tel chef terroriste a été tué – c'est-à-dire liquidé – par les forces spéciales, françaises ou autres, au Yémen, en Syrie, en Afghanistan ou ailleurs dans le monde. La diffusion par le gouvernement d'une information qui, en d'autres temps aurait été gardé secrète, est couverte par la certitude qu'elle n'éveillera aucune contestation d'ampleur : elle sera, au contraire, considérée comme digne d'approbation. Autrement dit, l'annonce publique de la liquidation des ennemis de la République relève d'une stratégie politiquement profitable. N'est-ce pas ce que la population dans sa majorité attend et à quoi qu'elle applaudit ? Mais comment ne pas s'inquiéter d'un consentement qui, pour tacite qu'il soit, n'en est pas moins manifeste ? La régression morale est suffisamment avancée pour que ce qui devait rester secret et confidentiel – la commission d'un crime - puisse désormais être publiquement annoncé, sans crainte de protestation et en toute innocence. Les questions que nous sommes en droit, que nous avons même le devoir de poser aux dirigeants des démocraties occidentales sont pourtant bien moins accommodantes : qu'avons-nous fait ? au nom de quels principes supérieurs ? dans quels buts et avec quels résultats ? Au vu du développement exponentiel de l'islamisme radical depuis 2001, le résultat n'est pas à la hauteur des attentes. C'est peu dire ! Mais quelle politique de santé qui aurait conduit à la propagation d'une épidémie plutôt qu'à son éradication ne ferait pas, au minimum, l'objet d'un sérieux examen critique ? Pour bien des raisons, on est en droit d'affirmer que c'est la pire politique envisageable qui a été suivie par les démocraties occidentales depuis le 11-Septembre. S'il en est bien ainsi, nous devons nous demander comment nous répondrions, en France, à un attentat mené par l'État islamique qui ferait, non pas seulement dix-sept victimes – ce qui est déjà atroce – mais des centaines, voire des milliers de morts civils, incluant des femmes et des enfants ? Il est impératif que nous envisagions à l'avance quelle réponse nous adopterions collectivement face à une telle catastrophe ? Encore faut-il comprendre quelle est la véritable nature de la catastrophe qui nous menace et qui, selon toute vraisemblance, nous attend.
La catastrophe, ce ne fut pas, aux États-Unis, seulement les 2973 morts que firent les attentats du 11-Septembre. La catastrophe, ce fut l'établissement des centres de détention secrets, autorisé une semaine plus tard par le président Bush. La catastrophe, ce fut la pratique à grande échelle des extraditions et des exécutions extra judiciaires. Ce fut, dès janvier 2002, l'ouverture du camp de Guantanamo. Ce fut la casuistique à laquelle se livrèrent les juristes de la Maison-Blanche et du Ministère de la Défense pour donner une justification légale à la pratique de la torture. Ce fut, face à une attaque d'une gravité sans précédent et qui avait frappé au cœur la première démocratie, la violation systématique des principes et des lois qui structurent une démocratie et qui lui donnent son ossature morale. Une telle violation signait la victoire de Ben Laden. Car, dans le fait, sans que l'on s'en soit avisé à l'époque, tel était très exactement le but ultime qu'avaient visé ces attentats.
Le chef d'Al-Qaeda s'en était ouvertement expliqué à un journaliste d'Al-Jazeera, le 21 septembre 2001 : « Je vous le dis, la liberté et les droits de l'homme sont condamnés aux États-Unis. Le gouvernement des États-Unis entraînera le peuple américain – et l'Occident en général – dans un enfer insupportable et une vie étouffante ». Le but, le plan, était ainsi de faire tomber, tête baissée, les démocraties dans le piège d'un cycle de violences sans fin qui les conduirait à la violation de leurs principes et de leurs normes. Et ce piège a parfaitement fonctionné. Pour le dire de façon un peu emphatique, mais qui n'a rien d'excessif : le but du djihadisme islamiste est de créer les conditions d'une terreur qui conduiront les démocraties au suicide, afin de pouvoir triompher d'elles. Aussi est-ce ce suicide – la remise en cause peut-être définitive de certaines de nos libertés et de nos droits fondamentaux (le droit à la privauté et à l'inviolabilité de la personne) – dont nous devons envisager la possibilité, au cas où un attentat d'une gravité extrême se produirait en France. Plus que la possibilité, nous devons faire comme si un telle catastrophe avait déjà eu lieu. Rappelons que dans notre amère expérience de pensée, la catastrophe à laquelle nous songeons ne porte pas sur l'attentat lui-même, mais sur les conséquences qu'il aurait sur notre système politique et normatif - ce que j'appelle le suicide démocratique. Une telle éventualité exige de reconnaître que nos systèmes démocratiques sont, en réalité, fragiles et vulnérables, que l'ardeur avec laquelle nous pensons être disposés à en défendre les principes et les institutions est susceptible d'être amoindrie, et peut-être même tout à fait abolie, si certaines circonstances particulièrement dramatiques venaient à se présenter. Et il est d'une importance cruciale d'avoir conscience de cette vulnérabilité : non seulement de notre système politique dans son ensemble, mais de la nôtre en tant qu'individu et citoyen.
Se représenter une telle situation, avec toute la vivacité d'imagination dont nous sommes capables, conduit à adopter une approche « catastrophiste » de la crise. Il y a cependant, à ce propos, des malentendus à dissiper. Le « catastrophisme éclairé », pour reprendre le titre d'un célèbre ouvrage de Jean-Pierre Dupuy, n'entend pas faire de la catastrophe un événement inéluctable qu'aucune action ou politique ne serait plus en mesure d'empêcher. Loin de toute forme de fatalisme, le catastrophisme éclairé demande qu'on fasse comme si la catastrophe avait déjà eu lieu pour l'empêcher d'advenir. Autrement dit, une telle démarche de l'esprit s'inscrit dans une conception fondamentalement optimiste, et non défaitiste, comme on le pense trop souvent, de l'action humaine. Il est inutile pour l'heure de développer davantage ce point. Ce qui m'importe, c'est d'appliquer aux inquiétudes qui nous préoccupent la démarche inventive, créatrice, que libère la représentation d'une catastrophe systémique où seraient profondément remis en cause les principes de base d'une démocratie ordonnée. C'est cela que nous devons imaginer, car tel est le but qui est au cœur du projet de l'islamisme djihadiste. Il faut donc en dire quelques mots, ainsi que de l'idéologie qui l'anime.
Le jihadisme et la légitimation idéologique de l'ultra violence
Pour comprendre les formes nouvelles qu'a pris l'islamisme radical, en quoi il se distingue des mouvements fondamentalistes intégristes (qu'il s'agisse du salafisme ou du wahhabisme), il faut s'arrêter aux principes de la doctrine élaborée, dans les années soixante, par un des idéologues les plus influents du djihadisme contemporain, l'égyptien Sayid Qutb.
Membre de la confrérie des Frères Musulmans, Qtub fut interné par Nasser pendant neuf ans dans le camp de concentration de Tira et condamné à mort en 1966. Il n'est pas utile d'entrer, pour l'heure, dans le détail du parcours de cet homme qui fut d'abord un homme de lettres respecté, avant qu'il en vienne à donner une tournure radicale à son interprétation de l'islam. Disons, pour aller à l'essentiel, que celle-ci repose tout entière sur la distinction entre, d'une part, l'islam et, d'autre part, la période pré-islamique des ténèbres (jâhiliyya). Sur la base de cette distinction s'établit une grille de lecture qui n'est pas historique, mais intemporelle et transcendante et qui s'applique, de façon proprement manichéenne, à toute société humaine, y compris aux sociétés musulmanes existantes : « Est jahilite toute société humaine qui n'est pas musulmane de facto, toute société où l'on adore un autre objet que Dieu et Lui seul […] Ainsi, il faut ranger dans cette catégorie l'ensemble des sociétés qui existent de nos jours sur terre », écrit-il dans Signes de piste. Toute société qui obéit à un autre principe que la souveraineté unique de Dieu doit être combattue et détruite, qu'elle se réclame ou non de l'islam. De là vient que les islamistes radicaux s'attaqueront, tout autant aux sociétés occidentales honnies, « l'ennemi lointain » qu'aux sociétés musulmanes, « l'ennemi proche », qui se sont structurées sur le modèle occidental de la souveraineté de l'État-nation. Au cœur de l'idéologie de Qutb se trouve un profond dualisme entre le barbare et le divin, entre l'islam et la jâhiliyya, qui ne laisse place à aucune situation intermédiaire.
Par conséquent, selon Qutb et ses disciples, l'idée qu'il existe quelque chose comme des droits humains inaliénables, appartenant à l'homme en tant que tel, est un blasphème qui insulte la souveraineté divine, tout autant que les principes de l'autonomie du droit positif, la distinction entre la sphère privée et la sphère publique, les droits de la conscience, la tolérance, etc. Entre l'homme et Dieu, toutes les médiations institutionnelles et normatives doivent être abolies : la législation doit reposer sur la seule loi divine.
A l'instauration de ce projet universel, tout à la fois révolutionnaire et archaïque, tout musulman, d'où qu'il vienne et quelle que soit sa nationalité d'origine, doit participer activement. Le jihad, au sens où Qutb l'entend, n'a pas la signification primordiale d'un combat spirituel personnel contre la tentation des passions, relevant de la piété privée, et les moyens qu'il doit prendre ne sont pas seulement ceux de la persuasion et de la prédication, mais, inévitablement, de la violence : « Le Livre n'est plus opératoire, écrit-il encore, c'est au sabre de prendre le relais. » Il en résulte une obligation individuelle au jihad armé, dès lors qu' « à tout moment et en tout lieu, tout musulman est tenu de combattre et de tuer tous les ennemis de l'Islam, mais sans esprit d'hostilité », explique Olivier Carré. Nous avons là, dans des textes explosifs écrits au sein de l'univers concentrationnaire nassérien, tous les éléments d'un processus de violences extrêmes, idéologiquement justifiées et qui, une vingtaine d'années plus tard, devaient puissamment inspirer Oussama Ben Laden. La guerre sainte, proclamée par les djihadistes contre les Occidentaux mais également contre les États musulmans et leurs ressortissants, jugés traîtres à la foi, ne connaîtra pas de fin avant la victoire finale. Cette idéologie qui légitime « religieusement » le combat pour le triomphe universel de l'islam s'est trouvée renforcée, dans le monde arabo-musulman, par un puissant imaginaire apocalyptique de la fin des temps.
La nécessaire émergence d'une communauté mondiale
Nulle défaite n'est en mesure d'arrêter la détermination de ces combattants qui ne craignent pas la mort, qui utilisent, au nom d'une idéologie totalement rétrograde, les moyens de communication les plus modernes et les plus sophistiqués, pour attirer à eux des recrues, venues du monde entier, et même de nos propres pays, lesquelles répondront aveuglément aux obligations meurtrières d'une religion réduite à son credo le plus simplificateur. Voilà à quoi nous avons affaire, et qui est sans précédent dans l'histoire contemporaine des grands conflits politiques et idéologiques. Il y a lieu d'être saisis d'effroi. Quant à savoir comment nous devons répondre à ce défi mortel, la vérité est triste à dire : nul aujourd'hui ne sait comment s'y prendre. La seule chose certaine, c'est que nous devons nous rassembler pour trouver les réponses efficaces qui seront, en partie militaires, mais en partie seulement, sans renoncer aux principes éthiques et juridiques qui structurent nos sociétés, autrement dit sans y perdre notre âme. Pour l'heure, la France participe contre Daech à de maigres opérations militaires aériennes qui sont ou bien excessives ou bien insuffisantes et, ce faisant, nous nous exposons imprudemment et, sans doute, inutilement à des représailles mortelles. Nul résultat substantiel ne sera obtenu sans intervention de dizaines de milliers de troupes au sol. Mais c'est à un prix du sang qu'aucun État occidental n'est disposé à payer. De sorte que pour l'heure, nous en faisons trop ou pas assez et sommes condamnés à garder « le couteau à la main », pour reprendre une formule de Machiavel dans Le Prince, étant tout à la fois armés et désarmés, ce qui est la pire des situations. Nous louvoyons à vue, sans stratégie claire ni plan directeur, manipulés par des intérêts locaux qui nous échappent, et les figures du mal sont partout. Pour un mort que fait l'État islamique, Bachard el-Assad en fait sept et Daech, malgré l'atrocité insoutenable de ses actes de barbarie, bénéficie d'une légitimité auprès des populations sunnites en Irak que nous aurions tort de sous estimer : le fait est que les troupes du califat ont été accueillies par elles en libérateurs ! Quelle stratégie poursuivons-nous, alors que la guerre civile en Syrie, avec ces deux cent mille morts, réveille des luttes entre États rivaux – la Turquie, l'Iran, l'Arabie Saoudite - en vue de s'assurer une hégémonie régionale et que menace à tout moment d'exploser le conflit, irrésolu depuis des décennies, entre l'État d'Israël et les palestiniens. Et cette poudrière est en partie le résultat d'interventions visant l'idéal insensé d'introduire la démocratie par la force. Quelle folie !
Comme on peut le déduire de ce tableau sommaire, il est plus que douteux que les États soient les acteurs les mieux à même de résoudre cette crise. Celle-ci s'adresse à la communauté mondiale dans son ensemble, l'enjoignant de prendre conscience d'elle-même, de trouver des formes d'organisation institutionnelles et de se doter de moyens en mesure de faire respecter la concorde entre les hommes tout en réduisant les inégalités économiques qui les divisent avec tant d'injustice et qui les dressent parfois les uns contre les autres. La violence des hommes est toujours, pour une large part, le fruit de la misère et de l'humiliation. L'ultra violence islamiste n'échappe pas à cette loi. C'est peu dire que la tâche devant nous est immense. Mais elle seule est de nature à réenchanter l'avenir et à offrir à nos enfants l'espérance raisonnable d'un monde meilleur.
jeudi 5 novembre 2015
Hospitalité
L'hospitalité est accueil de l'étranger dans son anonymat, dans son altérité absolue, sans que des conditions d'utilité, de réciprocité, etc. soient pré requises, sans quoi pourrait-on encore parler d'hospitalité ? Tel est le sens puissant, exigeant, radical, que lui donne Jacques Derrida dans un beau texte qu'il y aurait lieu de lire ou de relire (De l'hospitalité, Calmann-Lévy, 1997). Et, dans certaines circonstances dramatiques, cela est particulièrement vrai.
Dans un bel entretien avec Patrick Cohen, ce matin sur France Inter, Daniel Cohn Bendit rappelait les exigences de cet esprit d'accueil, louant la chancelière allemande, Angela Merkel, de les avoir mises en pratique envers les réfugiés syriens, et se désolant des violentes critiques auxquelles elle est désormais exposée. Elle a sauvé l'honneur de l'Europe, remarquait-il, par différence avec la frilosité dont fait preuve l'Etat français.
L'ancien député européen évoqua, hélas trop brièvement, l'échec lamentable de la Conférence d'Évian, organisée en juillet 1938 à l'initiative du président Roosevelt afin de venir en aide aux migrants juifs, allemands et autrichiens, cherchant à fuir la persécution nazie. Y fut décidé la création du Comité intergouvernemental pour les réfugiés (CIR), mais aucun des trente pays, présents à cette conférence, n'accepta de délivrer de visas et d'offrir un accueil aux innombrables familles juives qui cherchaient auprès des nations démocratiques asile et refuge. Les contrôles aux frontières des pays limitrophes de l'Allemagne furent au contraire renforcés, alors que l'émigration clandestine se développait dangereusement. L'argument évoqué par les diplomates était que la crise économique et le niveau élevé de chômage dans leur pays interdisaient l'accueil de masses de réfugiés aussi considérables, alors que la guerre d'Espagne avait déjà chassé de leur pays des cohortes d'immigrés vers la frontière franco-espagnole et que nombre d'opposants au régime hitlérien avaient déjà fui leur pays. "La hantise des démocraties européennes était nourrie par la perspective de devoir accueillir une nouvelle immigration dont elles ne sauraient que faire". Incapables d'obtenir des visas aussi bien dans des pays lointains (Chili, Uruguay, Australie) que proches - tous se défaussèrent - les juifs allemands et autrichiens se trouvèrent pris au piège.Il y a là, en effet, une leçon oubliée de l'Histoire que nous ferions bien de méditer.
Je vous conseille vivement de regarder sur Dailymotion le documentaire de Michel Vuillermet, Stéphanie Roussel et Ilios Yannakakis, "Évian 1938, la conférence de la peur", diffusé par France 3 en 2011, primé par la SCAM en 2012. La comparaison avec la situation présente est saisissante, et accablante.
evian 1938 - la conference de la peur (1) par soleillevant32bis
evian 1938 - la conference de la peur (2 et fin) par soleillevant32bis
Dans un bel entretien avec Patrick Cohen, ce matin sur France Inter, Daniel Cohn Bendit rappelait les exigences de cet esprit d'accueil, louant la chancelière allemande, Angela Merkel, de les avoir mises en pratique envers les réfugiés syriens, et se désolant des violentes critiques auxquelles elle est désormais exposée. Elle a sauvé l'honneur de l'Europe, remarquait-il, par différence avec la frilosité dont fait preuve l'Etat français.
L'ancien député européen évoqua, hélas trop brièvement, l'échec lamentable de la Conférence d'Évian, organisée en juillet 1938 à l'initiative du président Roosevelt afin de venir en aide aux migrants juifs, allemands et autrichiens, cherchant à fuir la persécution nazie. Y fut décidé la création du Comité intergouvernemental pour les réfugiés (CIR), mais aucun des trente pays, présents à cette conférence, n'accepta de délivrer de visas et d'offrir un accueil aux innombrables familles juives qui cherchaient auprès des nations démocratiques asile et refuge. Les contrôles aux frontières des pays limitrophes de l'Allemagne furent au contraire renforcés, alors que l'émigration clandestine se développait dangereusement. L'argument évoqué par les diplomates était que la crise économique et le niveau élevé de chômage dans leur pays interdisaient l'accueil de masses de réfugiés aussi considérables, alors que la guerre d'Espagne avait déjà chassé de leur pays des cohortes d'immigrés vers la frontière franco-espagnole et que nombre d'opposants au régime hitlérien avaient déjà fui leur pays. "La hantise des démocraties européennes était nourrie par la perspective de devoir accueillir une nouvelle immigration dont elles ne sauraient que faire". Incapables d'obtenir des visas aussi bien dans des pays lointains (Chili, Uruguay, Australie) que proches - tous se défaussèrent - les juifs allemands et autrichiens se trouvèrent pris au piège.Il y a là, en effet, une leçon oubliée de l'Histoire que nous ferions bien de méditer.
Je vous conseille vivement de regarder sur Dailymotion le documentaire de Michel Vuillermet, Stéphanie Roussel et Ilios Yannakakis, "Évian 1938, la conférence de la peur", diffusé par France 3 en 2011, primé par la SCAM en 2012. La comparaison avec la situation présente est saisissante, et accablante.
evian 1938 - la conference de la peur (1) par soleillevant32bis
evian 1938 - la conference de la peur (2 et fin) par soleillevant32bis
mardi 6 octobre 2015
Ce Soir ou Jamais
Cher-e-s ami-e-s, l'émission de Frédéric Taddéi, "Ce Soir ou Jamais", à laquelle j'ai eu le plaisir de participer vendredi 2 octobre, aux côtés de Rony Bauman, Pierre Grosser, Nicolas Hénin, Myriam Benraad et Diane Ducret, était consacrée à la question de l'intervention en Syrie. Elle peut être vue à l'adresse suivante :
/www.france2.fr/emissions/ce-soir-ou-jamais
samedi 19 septembre 2015
Quelles vies comptent ? La responsabilité et le deuil selon Judith Butler
Un très beau texte de la philosophe américaine, Judith Butler, sur la responsabilité, extrait de Ce qui fait une vie, Essai sur la violence la guerre et le deuil (trad. Joëlle Marelli, Coll. Zones, éditions La Découverte, 2010, p. 41-42).
"Il n'est pas facile d'aborder la question de la responsabilité, notamment parce que le terme lui-même a été utilisé à des fins contraires à celles que je poursuis ici. En France, par exemple, où les avantages sociaux sont refusés aux pauvres et aux migrants, le gouvernement prône un nouveau sens de la « responsabilité », terme par lequel il veut dire que les individus ne devraient pas dépendre de l'État mais d'eux-mêmes. Un mot même a été formé pour décrire le processus de production d'individus qui ne dépendent que d'eux-mêmes : « responsabilisation ». Je ne suis certainement pas opposée à la responsabilité individuelle et il ne fait pas de doute qu'à certains égards nous devons tous assumer nos responsabilités. Mais certaines questions critiques naissent pour moi de cette formulation : ne suis-je responsable que de moi-même ? Y a-t-il d'autres personnes dont je sois responsable ? Et comment est-ce que je détermine généralement la portée de ma responsabilité ? Suis-je responsable de tous les autres ou seulement de certains, et suivant quels critères tracerais-je cette ligne de partage ?
Mais ce n'est que le début de mes difficultés. J'avoue avoir quelques problèmes avec les pronoms en question. Suis-je responsable seulement en tant que « je », autrement dit comme individu ? Se pourrait-il que ce qui apparaît quand j'assume mes responsabilités, c'est que celle que « je » suis est nécessairement liée à autrui ? Suis-je seulement pensable sans ce monde des autres ? Se pourrait-il même que, à travers le processus consistant à assumer la responsabilité, le « je » se révèle partiellement un « nous » ?
Mais qui est alors inclus dans le « nous » que je semble être ou dont je semble faire partie ? Et de quel « nous » suis-je maintenant responsable ? Ce n'est pas la même chose que de demander à quel « nous » j'appartiens. Si j'identifie une communauté d'appartenance à partir de la notion de la nation, du territoire, de la culture et si je fonde alors mon sens de la responsabilité sur cette communauté, j'adhère implicitement à l'idée que je ne suis responsable que de ceux qui sont reconnaissables comme moi d'une manière ou d'une autre. Mais quels sont les cadres de reconnaissance implicitement en jeu quand je « reconnais » quelqu'un comme étant un « moi » ? Quel ordre politique implicite produit et régule la « ressemblance » dans ces cas-là ? Quelle est notre responsabilité envers ceux que nous ne connaissons pas, qui semblent mettre à l'épreuve notre sentiment d'appartenance ou défier les normes disponibles de ressemblance ? Peut-être sommes-nous des leurs d'une autre manière et peut-être notre responsabilité envers eux ne repose-t-elle pas, en fait, sur la perception de similitudes préexistantes (ready-made similitudes). Peut-être une telle responsabilité ne peut-elle commencer à se réaliser qu'à partir d'une réflexion critique sur les normes d'exclusion par lesquels se constituent des champs de reconnaissabilité, ces champs qui sont implicitement invoqués quand, par réflexe culturel, nous pleurons certaines vies tout en répondant par l'indifférence à la perte d'autres vies.
[…] Je voudrais revenir à la question du « nous » et réfléchir à ce qui arrive à ce « nous » en temps de guerre. Quelles vies sont-elles considérées comme dignes d'être sauvées et défendues et quelles vies ne le sont pas ?
[…] Une manière de poser la question de qui « nous » sommes en temps de guerre est de se demander de qui les vies sont considérées comme douées de valeur, de qui les vies font l'objet d'un deuil et de qui les vies sont considérées comme non sujettes au deuil. La guerre peut-être pensée comme ce qui divise les populations entre celles qui peuvent être pleurées et celles qui ne peuvent pas. Une vie non sujette au deuil est une vie qui ne peut être pleurée parce qu'elle n'a jamais vécu, autrement dit parce qu'elle n'a jamais compté comme vie.
[…] La distribution différentielle du deuil public est un problème politique d'une énorme signification. »
"Il n'est pas facile d'aborder la question de la responsabilité, notamment parce que le terme lui-même a été utilisé à des fins contraires à celles que je poursuis ici. En France, par exemple, où les avantages sociaux sont refusés aux pauvres et aux migrants, le gouvernement prône un nouveau sens de la « responsabilité », terme par lequel il veut dire que les individus ne devraient pas dépendre de l'État mais d'eux-mêmes. Un mot même a été formé pour décrire le processus de production d'individus qui ne dépendent que d'eux-mêmes : « responsabilisation ». Je ne suis certainement pas opposée à la responsabilité individuelle et il ne fait pas de doute qu'à certains égards nous devons tous assumer nos responsabilités. Mais certaines questions critiques naissent pour moi de cette formulation : ne suis-je responsable que de moi-même ? Y a-t-il d'autres personnes dont je sois responsable ? Et comment est-ce que je détermine généralement la portée de ma responsabilité ? Suis-je responsable de tous les autres ou seulement de certains, et suivant quels critères tracerais-je cette ligne de partage ?
Mais ce n'est que le début de mes difficultés. J'avoue avoir quelques problèmes avec les pronoms en question. Suis-je responsable seulement en tant que « je », autrement dit comme individu ? Se pourrait-il que ce qui apparaît quand j'assume mes responsabilités, c'est que celle que « je » suis est nécessairement liée à autrui ? Suis-je seulement pensable sans ce monde des autres ? Se pourrait-il même que, à travers le processus consistant à assumer la responsabilité, le « je » se révèle partiellement un « nous » ?
Mais qui est alors inclus dans le « nous » que je semble être ou dont je semble faire partie ? Et de quel « nous » suis-je maintenant responsable ? Ce n'est pas la même chose que de demander à quel « nous » j'appartiens. Si j'identifie une communauté d'appartenance à partir de la notion de la nation, du territoire, de la culture et si je fonde alors mon sens de la responsabilité sur cette communauté, j'adhère implicitement à l'idée que je ne suis responsable que de ceux qui sont reconnaissables comme moi d'une manière ou d'une autre. Mais quels sont les cadres de reconnaissance implicitement en jeu quand je « reconnais » quelqu'un comme étant un « moi » ? Quel ordre politique implicite produit et régule la « ressemblance » dans ces cas-là ? Quelle est notre responsabilité envers ceux que nous ne connaissons pas, qui semblent mettre à l'épreuve notre sentiment d'appartenance ou défier les normes disponibles de ressemblance ? Peut-être sommes-nous des leurs d'une autre manière et peut-être notre responsabilité envers eux ne repose-t-elle pas, en fait, sur la perception de similitudes préexistantes (ready-made similitudes). Peut-être une telle responsabilité ne peut-elle commencer à se réaliser qu'à partir d'une réflexion critique sur les normes d'exclusion par lesquels se constituent des champs de reconnaissabilité, ces champs qui sont implicitement invoqués quand, par réflexe culturel, nous pleurons certaines vies tout en répondant par l'indifférence à la perte d'autres vies.
[…] Je voudrais revenir à la question du « nous » et réfléchir à ce qui arrive à ce « nous » en temps de guerre. Quelles vies sont-elles considérées comme dignes d'être sauvées et défendues et quelles vies ne le sont pas ?
[…] Une manière de poser la question de qui « nous » sommes en temps de guerre est de se demander de qui les vies sont considérées comme douées de valeur, de qui les vies font l'objet d'un deuil et de qui les vies sont considérées comme non sujettes au deuil. La guerre peut-être pensée comme ce qui divise les populations entre celles qui peuvent être pleurées et celles qui ne peuvent pas. Une vie non sujette au deuil est une vie qui ne peut être pleurée parce qu'elle n'a jamais vécu, autrement dit parce qu'elle n'a jamais compté comme vie.
[…] La distribution différentielle du deuil public est un problème politique d'une énorme signification. »
vendredi 18 septembre 2015
Beaucoup de bruit pour si peu
La France s'apprête à accueillir, non sans contestation, 20 000 réfugiés au titre du droit d'asile, soit un trois millième de la population nationale. La belle générosité d'Etat ! Comparé au revenu minimum cela équivaut à un don de 30 centimes. Aussi impécunieux soit-on, ce n'est pas tout de même pas la ruine !
Mais, argue-t-on, que dire aux familles qui attendent depuis des années des logements sociaux ? Réponse : ce n'est pas la politique d'accueil qu'il faut remettre en cause mais l'impéritie des politiques publiques, nationales et municipales, en matière de construction, dont n'ont pas à souffrir les réfugiés qui fuient les bombes, la dévastation et le désespoir. Et puisqu'il s'agit de parer aux situations d'urgence, oui - disons-le, tout net - il y a un tri à faire, indépendamment de toute considération de nationalité. N'est-ce pas ce que font les médecins à l'égard des victimes des tremblements de terre ou de tout accident de grande ampleur : prendre soin en priorité des blessés les plus graves, quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent ?
Mais, argue-t-on, que dire aux familles qui attendent depuis des années des logements sociaux ? Réponse : ce n'est pas la politique d'accueil qu'il faut remettre en cause mais l'impéritie des politiques publiques, nationales et municipales, en matière de construction, dont n'ont pas à souffrir les réfugiés qui fuient les bombes, la dévastation et le désespoir. Et puisqu'il s'agit de parer aux situations d'urgence, oui - disons-le, tout net - il y a un tri à faire, indépendamment de toute considération de nationalité. N'est-ce pas ce que font les médecins à l'égard des victimes des tremblements de terre ou de tout accident de grande ampleur : prendre soin en priorité des blessés les plus graves, quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent ?
lundi 13 juillet 2015
Travail de mémoire, travail de deuil
Conférence "Travail de mémoire, travail de deuil : les infortunes du cas français", prononcée, le 11 juillet, lors du colloque "Justice transitionnelle et mémoire", organisé par le professeur Xavier Philippe à la faculté de droit d'Aix-en-Provence. Merci à tous pour leur bienveillance et leur chaleureuse présence.
« Le devoir de mémoire, écrit Paul Ricœur, est le devoir de rendre justice, par le souvenir à un autre que soi » [La mémoire, l'histoire et l'oubli, 2000, p. 108]. Mais qu'advient-il lorsque la mémoire est interdite ou bien tronquée ou bien manipulée, lorsque le rapport à l'autre disparaît et, avec lui, le souci de justice ? Ce sont là autant de facteurs qui interdisent à un individu ou à une société, de se forger une identité, dès lors que celle-ci consiste avant tout dans ce que Paul Ricœur appelle « le pouvoir originaire de se raconter » soi-même [id., p. 580]. Sur ce point, il y a une analogie frappante entre ce qui joue au niveau de la psychologie individuelle et de la psychologie collective : l'impossibilité d'accéder à sa propre histoire lorsqu'elle laisse des trous, des failles, des silences, des zones obscures, qui ne font pas disparaître les traumatismes mais qui les conduit à se reformuler sous des formes plus ou moins pathologiques qui « ne passent pas », dès lors que l'inconscient est comme le dit Freud zeitlos, éternel : « Un peu comme l'inconscient dans la théorie freudienne, la mémoire dite « collective » existe d'abord dans ses manifestations, dans ce par quoi elle se donne à voir, explicitement ou non » [Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, 1987, 2000, p. 18]. Le refoulement de l'histoire dans sa complexité, quelles que soient les formes que prend ce refoulement, a des conséquences dévastatrices pour une société précisément parce que ce qui n'a pas été assumé ni fait l'objet d'un travail de mémoire et de deuil ne disparaît pas, mais laisse des séquelles qui ne mettent pas en cause simplement des exigences de justice et de réparation mais la possibilité même pour une société de se forger une identité transmissible. Il se pourrait bien que la grande difficulté que la société française éprouve aujourd'hui de savoir ce qu'elle est dans un monde ouvert à la pluralité et à la mondialisation soit le résultat névrotique d'une incapacité à assumer les périodes les plus sombres de son histoire récente, en particulier le régime de Vichy et la Guerre d'Algérie. L'identité nationale ne peut pas se constituer et se transmettre en faisant simplement appel à un récit national dont le caractère fictif apparaîtra pour beaucoup, non seulement construit et abstrait, c'est-à-dire mort, mais également mensonger et finalement aliénant. L'exigence dont je voudrais parler aujourd'hui n'est pas l'exigence de réparer les torts faits aux victimes au nom d'une demande de justice et qui peut conduire, du reste, à une funeste concurrence des revendications mémorielles, mais plutôt à cette exigence de vérité, de vérité approchée et jamais définitive, qui résulte d'un regard critique sur soi et d'un déplacement du regard qui laisse place à l'altérité – le regard de l'autre - sans lequel une société ne peut assumer les troubles du passé, en faire le deuil, s'ouvrir à l'avenir et peut-être au pardon.
Pour commencer, je voudrais donc prendre au sérieux la thèse de Ricœur, selon laquelle l'identité n'a rien de substantiel. Au plan national, elle ne se peut forger simplement au creuset d'un récit fait de héros, de figures tutélaires et de mythes fondateurs, ni peut-être dans l'idée libérale qu'une nation est essentiellement une « communauté de valeurs ». Elle s'enracine dans la capacité des acteurs sociaux à pouvoir raconter une histoire commune qui s'approche autant que possible de la complexité de la « vérité historique ». Il y a ici un lien étroit entre complexité et pluralité. La complexité comme mise en relation de facteurs multiples et selon des perspectives diverses (politiques, économiques, culturelles, idéologiques, etc.) et la pluralité qui implique la présence d'acteurs nombreux, aux origines éventuellement diverses, mais en relation les uns avec les autres. Comment dans ces conditions tisser un lien commun qui tienne compte de la subjectivité des personnes et de leur expérience des événements, sans tomber dans une sorte de narcissisme de l'individualité dont le premier effet serait de dissoudre toute idée de communauté. A la suite des périodes de grandes épreuves historiques où la société s'est fracturée – par exemple, en France au lendemain de l'Occupation ou à l'époque de la guerre d'Algérie – la question se posera longtemps avec une actualité particulière, et cela d'autant plus que le passé n'aura jamais été véritablement assumé, laissant place à des représentations largement faussées ou bien tout simplement à l'indifférence ou à l'oubli, éventuellement favorisé par des mesures imprudentes d'amnistie. Le travail de l'historien et l'enseignement jouent ici un rôle capital, ne serait-ce que parce qu'ils exigent une mise à distance d'une nature tout à fait différente de celle qui est recommandé au juge. Pour le dire en bref, la connaissance historique est un facteur essentiel de la constitution de l'identité nationale, dès lors qu'elle envisage avec autant d'objectivité que possible le passé, dans ses ombres et ses lumières, laissant place à ce travail de deuil et à l'oubli sans lesquels les scènes refoulés ne cessent de se rejouer au présent sous des formes plus ou moins névrotiques. Telle est la conclusion que peut l'on peut tirer de trois ouvrages dont je voudrais dire quelques mots, l'un d'un philosophe, les autres de deux historiens : La mémoire, l'histoire et l'oubli de Paul Ricœur, Le syndrome de Vichy de Henry Rousso, enfin La gangrène et l'oubli, La mémoire de la guerre d'Algérie de Benjamin Stora.
La mythologie « résistancialiste »
Nul événement au XXe siècle n'a laissé place à davantage de constructions mythologiques que la période de l'Occupation en France pendant la Seconde Guerre mondiale, en particulier le mythe de la résistance du peuple français tout entier, passant sous silence, jusqu'aux années soixante-dix, la reconnaissance de la réalité peu glorieuse de la Collaboration ou de la passivité d'une large part de la population française. A l'origine de cette mythologie qui donnera naissance à ce qu'on appelle le « résistancialisme », le célèbre discours de de Gaulle, prononcé le 25 août 1944 à l'Hôtel de Ville de Paris, qui pose les premières pierres d'un formidable déni de la réalité : « Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! mais Paris libéré ! libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l'appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle » Ainsi que le demande Henry Rousso : « Mais alors si la France est intacte, quelle place accorder dans ce système à Vichy et à la Collaboration [p. 30-31]. Ainsi commence ce long travail de « mise entre parenthèses » de Vichy dont de Gaulle dira, le même jour, qu'il « fut toujours et demeure nul et non avenu ». Ce n'est pas seulement le régime de Pétain qui est ici occulté, la réalité complexe et composite de l'Occupation, mais également les résistants, les déportés des camps, etc. à la faveur de l'idée sentimentale, politiquement utile mais historiquement fausse, d'un peuple tout entier en résistance, d'une nation dressée comme un seul homme contre l'ennemi, émanation de la France de Jeanne d'Arc. Marguerite Duras qui attendait dans l'angoisse le retour de son mari, Robert Antelme, de Dachau dira sa révolte : « De Gaulle a dit cette phrase criminelle : « Les jours de pleurs sont passés. Les jours de gloire sont revenus ». Nous ne pardonnerons jamais. » [cité par H. Rousso, p. 41]. Il faudra attendre presque vingt-cinq années pour que le voile soit levé sur ce que fut la réalité de la Collaboration, en particulier grâce au document de Marcel Ophuls, André Harris et Alain de Sédouy, Le chagrin et la pitié, interdit pendant douze ans de diffusion sur la chaîne télévisée nationale, les premiers travaux des historiens, d'abord américains puis français – La France de Vichy de Robert Paxton date de 1966 et sera traduit en français en 1973, puis, plus tard, les procès contre des hommes comme Paul Touvier, chef de la milice lyonnaise sous l'Occupation, gracié par Pompidou en 1971 mais condamné en 1994 pour « crimes contre l'humanité », ou encore Maurice Papon. Et combien de temps faudra-t-il pour que le public français commence de s'intéresser de près à l'Holocauste et au témoignage des rescapés juifs des camps de concentration et d'extermination ? Quoiqu'il en soit, le mythe résistancialiste constitue un de ces flagrants dénis de la réalité historique dont la remise en cause ne conduit nullement à ces formes d'autoflagellation, négatrice de notre identité, que dénoncent Alain Finkielkraut dans L'identité malheureuse, ou, plus récemment, Eric Zémour dans Le suicide français (où, notons-le, il s'en prend à Paxton et défend l'idée que Pétain agissait au nom de la « raison d'Etat »). Mais ce type de falsification de l'histoire, qui passe sous silence et jette dans l'oubli des pans entiers de la réalité, sous prétexte qu'elle est incompatible avec la « France éternelle » et l'idée qu'elle se fait d'elle-même, prédispose-t-elle à développer parmi les citoyens un esprit de résistance à l'égard de bien des politiques publiques – aujourd'hui par exemple en matière de sécurité ou de traitement de l'immigration – qui devraient éveiller au minimum leur esprit critique et leur vigilance ? Je ne le crois pas. Songeons que lorsque France 2 entreprit, en 2010, de reproduire la fameuse expérience de Stanley Milgram sous la forme d'un jeu télévisé, les proportions d'obéissance à des ordres conduisant à infliger des décharges électriques à un sujet innocent furent encore plus élevés que dans le protocole précédent (80% au lieu de 66%), malgré tout ce que les participants avaient appris sur les horreurs de l'Holocauste et la place accordée dans la République à l'esprit de la Résistance. La crise de l'identité française à laquelle nous assistons aujourd'hui est le résultat de cette histoire qui ne s'est pas dite, d'un travail de deuil qui ne s'est pas fait. Faire appel à des mythes comme celui de la Résistance n'est certainement pas le meilleur moyen pour une nation d'assumer son passé et de s'en libérer. Le retour du refoulé se paye toujours très cher.
La guerre d'Algérie, une guerre qui ne dit pas son nom
Près de dix ans plus tard, la défense de l'Algérie française et la lutte contre l'indépendance se réclamera encore de cet esprit de la Résistance pour le retourner contre de Gaulle, jugé traître non seulement à ses propres engagements mais à cette France éternelle dont il prétendait incarner les valeurs : « Le refus de la défaite de 1940 et de l'épisode vichyssois avait réhabilité des valeurs patriotiques tombées en déshérence. Avec la guerre d'Algérie se brise le pacte des souvenirs convenables. » [Benjamin Stora, p. 112-113]. De fait, la guerre d'Algérie, qui ne sera jamais présentée comme telle, constitue un autre moment de déni de la réalité dont les séquelles se feront longtemps ressentir dans la société française. Tout d'abord, parce que le contingent – près de deux ou trois millions d'hommes – et les hommes tombés au combat ne seront jamais honorés, ni leurs souffrances reconnues, pas plus que ne le sera le sort malheureux réservé aux harkis ou aux pieds-noirs lors de leur arrivée en France. Mais également parce que l'Etat français n'admettra jamais la réalité des pratiques, de torture spécialement, mises en œuvre pour lutter contre ceux dont on ne sait s'il faut les nommer des résistants ou des terroristes. Plus encore que la Collaboration, la guerre d'Algérie sombrera bientôt dans l'effacement d'un passé que nul ne veut voir, alors que la société est tout entière emportée par la frénésie de la croissance et de la consommation : « La mémoire de la guerre d'Algérie, écrit Benjamin Stora, va s'enkyster comme à l'intérieur d'une forteresse invisible. Non pour être « protégée », mais pour être dissimulée, telle la figure irregardable d'une Gorgone. » [p. 215]. Tragédie dont la réalité sera dissimulée à la faveur des diverses lois d'amnistie, en particulier la loi du 24 juillet 1968 qui efface la peine pénale, liée aux « événements d'Algérie. » et qui, à la différence des deux guerres mondiales, ne fera l'objet d'aucune commémoration, comme si le régime de la Ve République avait « honte de sa naissance » [Stora, p. 222] : « Le consensus qui s'édifie avec le mythe mobilisateur de la Résistance, ne vise, dans les faits, qu'à surmonter les amertumes, cacher les brisures » [ibid.] « Pour la majorité de ceux qui composent la « génération algérienne », la guerre a détruit l'idée d'une société harmonieuse. La brutalité des comportements individuels, le cynisme de l'Etat, l'absence de morale sont entamé sérieusement la volonté de porter un projet de « société idéale » [id., p. 223-224]. Réalité d'une guerre plongée dans le sarcophage de l'oubli, en particulier par les lois d'amnistie - après toutes les autres, celle enfin du 16 juillet 1974, passé grâce à l'article 49.3, qui efface toutes les condamnations prononcées pendant ou après la guerre d'Algérie et réintègre dans le cadre de réserve les huit généraux putchistes de l'OAS : « La levée des sanctions à l'égard de responsables d'atrocités commises pendant la guerre d'Algérie interdit de vider l'abcès, puisqu'il y a effacement des repères qui distinguent entre ce qui est crime et ce qui ne l'est pas » [id., p. 283]. Mais, ajoute Stora : « L'amnistie qui veut masquer, évacuer, prépare d'autres conflits, d'autres régressions. » [id.].
Ce refus de la mémoire aura des conséquences décisives, et particulièrement destructurantes, sur les jeunes issus de l'immigration, en particulier algérienne. L'incapacité de faire le récit de ce que leurs parents ont vécu est, on le sait maintenant, une des causes des phénomènes de radicalisation et de reconstitution d'une identité factice sur le mode de l'engagement djihadiste. La religion n'y est pour rien, mais les causes liées aux troubles de la mémoire, de la transmission et, plus généralement, de l'identité y sont, elles, pour beaucoup. Pour en revenir à la thèse de Ricœur, ce qui advient là, c'est véritablement l'impossibilité, pour les acteurs (parents et enfants), issus de l'immigration, de faire le récit de leur propre histoire. A cet égard, ce ne sont pas simplement les politiques d'intégration qui font preuve de leur échec. C'est plutôt l'échec inévitable d'une identité qui se trouve vidée de sa substance parce qu'elle s'est construite, non seulement sur une fiction, mais sur la négation sociale de la figure du père et la mémoire de toute une génération [Benjamin Stora, id., p. 298].
Les lois d'amnistie et l'effacement de la mémoire
Pour finir, il nous faut revenir sur les effets pervers de l'amnistie qui frappe d'interdit le passé et empêche autant la cicatrisation des plaies que la possibilité même du pardon, alors même que l'amnistie se donne pour projet la paix civique et la réconciliation entre citoyens ennemis. Le modèle le plus ancien, rappelé par Aristote dans La Constitution d'Athènes, est tiré du décret promulgué à Athènes en 403 av. J. C., après la victoire de la démocratie sur l'oligarchie des Trente laquelle s'était imposée, avec force abus, après la défaite de la guerre du Péloponèse [voir : Nicole Loriaux, La cité divisée, L'oubli dans la mémoire d'Athènes, Paris, Payot, 1997 ; cité par Ricœur, p. 586]. La formule est double. D'une part, le décret lui-même : « il est interdit de rappeler les maux [les malheurs] », d'autre part, le serment prononcé nominativement par les citoyens pris un à un : « Je ne rappellerai pas les maux [les malheurs] du passé ». « La guerre est finie, est-il proclamé solennellement, commente Ricœur […] Un imaginaire civique est mis en place où l'amitié et même le lien entre frères sont promus au rang de fondation, en dépit des meurtres familiaux ; l'arbitrage est placé au-dessus de la justice procédurière qui entretient les conflits sous prétexte de les trancher » [p. 586-587]. Dans cet acte qui frappe d'oubli les violences du passé et en interdit jusqu'à l'évocation, la parole, se voit un trait de la souveraineté du pouvoir politique, non moins significatif, que la déclaration de guerre et de la situation d'exception qui en est, selon Carl Schmitt, la manifestation la plus indiscutable.
Un modèle comparable, mais expression cette fois-ci de la souveraineté du monarque, se trouve dans les injonctions de l'édit de Nantes, promulgué par Henri IV. On y retrouve les deux aspects déjà signalés : l'effacement de la mémoire et l'interdit de la parole : « Article 1 : Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d'une part et d'autre part depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu'à notre avènement à la couronne, et durant les autres troubles précédents et à l'occasion d'iceux, demeurera éteinte et assoupie comme de chose non advenue. Il ne sera loisible ni permis à nos procureurs généraux ni autres personnes quelconques, publiques ou privées, en quelque temps ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucune cour ou juridiction que ce soit. - Article 2 : Défendons à tous nos sujets de quelque état et qualité qu'ils soient d'en renouveler la mémoire, s'attaquer, ressentir, injurier ni provoquer l'autre par reproche de ce qui s'est passé pour quelque cause ou prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni s'outrager ou offenser de fait et de parole ; mais pour se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens sur peine aux contrevenants d'être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public » [cité par Ricœur, p. 587].
La question évidente qui se pose est de savoir s'il est seulement possible d'établir un régime d'amitié entre les hommes sur la base d'une décision politique aussi arbitraire dont l'exigence est de faire taire « le non-oubli de la mémoire », pour reprendre la formule de Nicole Loriaux et la première conséquence de priver la communauté de cette « salutaire crise d'identité permettant une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique » [Ricœur, p. 589]. Souvenons-nous de ce mot de de Gaulle affirmant, le jour de la libération de Paris, que Vichy « fut toujours et demeure nul et non avenu ». Comment pouvait-on dès lors parler de ce qui n'avait pas existé ? Après la Seconde Guerre mondiale une première loi d'amnistie, concernant les faits de collaboration ayant entraîné une peine de prison inférieure à quinze ans, est votée le 5 janvier 1951. Une seconde loi, très large, est votée le 6 août 1953. À la suite de cette amnistie, moins de cent personnes restent emprisonnées. Ces lois n'ont pas été particulièrement consensuelles : 327 voix contre 263 pour la première, 394 contre 212 pour la seconde.
Toute autre, et je finirai par là, est la conception de l'amnistie qui prévalut courageusement dans la fameuse commission « Vérité et Réconciliation » qui siégea de janvier 1996 à juillet 1998. La mission de cette commission, voulue par Nelson Mandela, président de la nouvelle Afrique du Sud et présidée par Mgr Desmond Tutu, était de « collectionner les témoignages, consoler les offensés, indemniser les victimes et amnistier ceux qui avouaient avoir commis des crimes politiques » [voir Sophie Pons, L'aveu et le pardon, Paris, Bayard, 2000, cité par Ricœur, p. 627]. Ainsi que l'explique Sophie Pons : « La plus grande innovation des Sud-Africains a tenu à un principe, celui d'une amnistie individuelle et conditionnelle, à l'opposé des amnisties générales octroyées en Amérique latine sous la pression des militaires. Il ne s'agissait pas d'effacer mais de révéler, non pas de couvrir les crimes mais au contraire de les découvrir. Les anciens criminels ont dû participer à la réécriture de l'histoire pour être pardonnés : l'immunité se mérite, elle implique la reconnaissance publique de ses crimes et l'acceptation des nouvelles règles démocratiques.
[…] Depuis la nuit des temps, il est dit que tout crime mérite châtiment. C'est au bout du continent africain, à l'initiative d'un ancien prisonnier politique et sous la direction d'un homme d'Eglise, qu'un pays a exploré une nouvelle voie : celle du pardon à ceux qui reconnaissent leurs offenses. » [id., p. 17-18]. Ce n'est pas à dire, bien sûr, que des décennies de souffrances, liées à l'apartheid pouvaient être guéries par quelques mois d'auditions publiques, du moins une voie, intelligente et équilibrée, avait été ouverte, servant de thérapie sociale, de travail de mémoire et, finalement, de travail de deuil. Ainsi était évité cet « oubli commandé » qu'est la loi d'amnistie générale, pratiquée par tous les régimes de la République française depuis 1791, dont la volonté de restaurer l'unité nationale et de pas ajouter les excès de la justice aux violences du combat laissait purulentes, quoique cachées, des plaies ouvertes aux implacables retours du refoulé. Il n'est pas sûr que la France ne continue pas de payer le prix de ces silences et de ces amnésies.
« Le devoir de mémoire, écrit Paul Ricœur, est le devoir de rendre justice, par le souvenir à un autre que soi » [La mémoire, l'histoire et l'oubli, 2000, p. 108]. Mais qu'advient-il lorsque la mémoire est interdite ou bien tronquée ou bien manipulée, lorsque le rapport à l'autre disparaît et, avec lui, le souci de justice ? Ce sont là autant de facteurs qui interdisent à un individu ou à une société, de se forger une identité, dès lors que celle-ci consiste avant tout dans ce que Paul Ricœur appelle « le pouvoir originaire de se raconter » soi-même [id., p. 580]. Sur ce point, il y a une analogie frappante entre ce qui joue au niveau de la psychologie individuelle et de la psychologie collective : l'impossibilité d'accéder à sa propre histoire lorsqu'elle laisse des trous, des failles, des silences, des zones obscures, qui ne font pas disparaître les traumatismes mais qui les conduit à se reformuler sous des formes plus ou moins pathologiques qui « ne passent pas », dès lors que l'inconscient est comme le dit Freud zeitlos, éternel : « Un peu comme l'inconscient dans la théorie freudienne, la mémoire dite « collective » existe d'abord dans ses manifestations, dans ce par quoi elle se donne à voir, explicitement ou non » [Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, 1987, 2000, p. 18]. Le refoulement de l'histoire dans sa complexité, quelles que soient les formes que prend ce refoulement, a des conséquences dévastatrices pour une société précisément parce que ce qui n'a pas été assumé ni fait l'objet d'un travail de mémoire et de deuil ne disparaît pas, mais laisse des séquelles qui ne mettent pas en cause simplement des exigences de justice et de réparation mais la possibilité même pour une société de se forger une identité transmissible. Il se pourrait bien que la grande difficulté que la société française éprouve aujourd'hui de savoir ce qu'elle est dans un monde ouvert à la pluralité et à la mondialisation soit le résultat névrotique d'une incapacité à assumer les périodes les plus sombres de son histoire récente, en particulier le régime de Vichy et la Guerre d'Algérie. L'identité nationale ne peut pas se constituer et se transmettre en faisant simplement appel à un récit national dont le caractère fictif apparaîtra pour beaucoup, non seulement construit et abstrait, c'est-à-dire mort, mais également mensonger et finalement aliénant. L'exigence dont je voudrais parler aujourd'hui n'est pas l'exigence de réparer les torts faits aux victimes au nom d'une demande de justice et qui peut conduire, du reste, à une funeste concurrence des revendications mémorielles, mais plutôt à cette exigence de vérité, de vérité approchée et jamais définitive, qui résulte d'un regard critique sur soi et d'un déplacement du regard qui laisse place à l'altérité – le regard de l'autre - sans lequel une société ne peut assumer les troubles du passé, en faire le deuil, s'ouvrir à l'avenir et peut-être au pardon.
Pour commencer, je voudrais donc prendre au sérieux la thèse de Ricœur, selon laquelle l'identité n'a rien de substantiel. Au plan national, elle ne se peut forger simplement au creuset d'un récit fait de héros, de figures tutélaires et de mythes fondateurs, ni peut-être dans l'idée libérale qu'une nation est essentiellement une « communauté de valeurs ». Elle s'enracine dans la capacité des acteurs sociaux à pouvoir raconter une histoire commune qui s'approche autant que possible de la complexité de la « vérité historique ». Il y a ici un lien étroit entre complexité et pluralité. La complexité comme mise en relation de facteurs multiples et selon des perspectives diverses (politiques, économiques, culturelles, idéologiques, etc.) et la pluralité qui implique la présence d'acteurs nombreux, aux origines éventuellement diverses, mais en relation les uns avec les autres. Comment dans ces conditions tisser un lien commun qui tienne compte de la subjectivité des personnes et de leur expérience des événements, sans tomber dans une sorte de narcissisme de l'individualité dont le premier effet serait de dissoudre toute idée de communauté. A la suite des périodes de grandes épreuves historiques où la société s'est fracturée – par exemple, en France au lendemain de l'Occupation ou à l'époque de la guerre d'Algérie – la question se posera longtemps avec une actualité particulière, et cela d'autant plus que le passé n'aura jamais été véritablement assumé, laissant place à des représentations largement faussées ou bien tout simplement à l'indifférence ou à l'oubli, éventuellement favorisé par des mesures imprudentes d'amnistie. Le travail de l'historien et l'enseignement jouent ici un rôle capital, ne serait-ce que parce qu'ils exigent une mise à distance d'une nature tout à fait différente de celle qui est recommandé au juge. Pour le dire en bref, la connaissance historique est un facteur essentiel de la constitution de l'identité nationale, dès lors qu'elle envisage avec autant d'objectivité que possible le passé, dans ses ombres et ses lumières, laissant place à ce travail de deuil et à l'oubli sans lesquels les scènes refoulés ne cessent de se rejouer au présent sous des formes plus ou moins névrotiques. Telle est la conclusion que peut l'on peut tirer de trois ouvrages dont je voudrais dire quelques mots, l'un d'un philosophe, les autres de deux historiens : La mémoire, l'histoire et l'oubli de Paul Ricœur, Le syndrome de Vichy de Henry Rousso, enfin La gangrène et l'oubli, La mémoire de la guerre d'Algérie de Benjamin Stora.
La mythologie « résistancialiste »
Nul événement au XXe siècle n'a laissé place à davantage de constructions mythologiques que la période de l'Occupation en France pendant la Seconde Guerre mondiale, en particulier le mythe de la résistance du peuple français tout entier, passant sous silence, jusqu'aux années soixante-dix, la reconnaissance de la réalité peu glorieuse de la Collaboration ou de la passivité d'une large part de la population française. A l'origine de cette mythologie qui donnera naissance à ce qu'on appelle le « résistancialisme », le célèbre discours de de Gaulle, prononcé le 25 août 1944 à l'Hôtel de Ville de Paris, qui pose les premières pierres d'un formidable déni de la réalité : « Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! mais Paris libéré ! libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l'appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle » Ainsi que le demande Henry Rousso : « Mais alors si la France est intacte, quelle place accorder dans ce système à Vichy et à la Collaboration [p. 30-31]. Ainsi commence ce long travail de « mise entre parenthèses » de Vichy dont de Gaulle dira, le même jour, qu'il « fut toujours et demeure nul et non avenu ». Ce n'est pas seulement le régime de Pétain qui est ici occulté, la réalité complexe et composite de l'Occupation, mais également les résistants, les déportés des camps, etc. à la faveur de l'idée sentimentale, politiquement utile mais historiquement fausse, d'un peuple tout entier en résistance, d'une nation dressée comme un seul homme contre l'ennemi, émanation de la France de Jeanne d'Arc. Marguerite Duras qui attendait dans l'angoisse le retour de son mari, Robert Antelme, de Dachau dira sa révolte : « De Gaulle a dit cette phrase criminelle : « Les jours de pleurs sont passés. Les jours de gloire sont revenus ». Nous ne pardonnerons jamais. » [cité par H. Rousso, p. 41]. Il faudra attendre presque vingt-cinq années pour que le voile soit levé sur ce que fut la réalité de la Collaboration, en particulier grâce au document de Marcel Ophuls, André Harris et Alain de Sédouy, Le chagrin et la pitié, interdit pendant douze ans de diffusion sur la chaîne télévisée nationale, les premiers travaux des historiens, d'abord américains puis français – La France de Vichy de Robert Paxton date de 1966 et sera traduit en français en 1973, puis, plus tard, les procès contre des hommes comme Paul Touvier, chef de la milice lyonnaise sous l'Occupation, gracié par Pompidou en 1971 mais condamné en 1994 pour « crimes contre l'humanité », ou encore Maurice Papon. Et combien de temps faudra-t-il pour que le public français commence de s'intéresser de près à l'Holocauste et au témoignage des rescapés juifs des camps de concentration et d'extermination ? Quoiqu'il en soit, le mythe résistancialiste constitue un de ces flagrants dénis de la réalité historique dont la remise en cause ne conduit nullement à ces formes d'autoflagellation, négatrice de notre identité, que dénoncent Alain Finkielkraut dans L'identité malheureuse, ou, plus récemment, Eric Zémour dans Le suicide français (où, notons-le, il s'en prend à Paxton et défend l'idée que Pétain agissait au nom de la « raison d'Etat »). Mais ce type de falsification de l'histoire, qui passe sous silence et jette dans l'oubli des pans entiers de la réalité, sous prétexte qu'elle est incompatible avec la « France éternelle » et l'idée qu'elle se fait d'elle-même, prédispose-t-elle à développer parmi les citoyens un esprit de résistance à l'égard de bien des politiques publiques – aujourd'hui par exemple en matière de sécurité ou de traitement de l'immigration – qui devraient éveiller au minimum leur esprit critique et leur vigilance ? Je ne le crois pas. Songeons que lorsque France 2 entreprit, en 2010, de reproduire la fameuse expérience de Stanley Milgram sous la forme d'un jeu télévisé, les proportions d'obéissance à des ordres conduisant à infliger des décharges électriques à un sujet innocent furent encore plus élevés que dans le protocole précédent (80% au lieu de 66%), malgré tout ce que les participants avaient appris sur les horreurs de l'Holocauste et la place accordée dans la République à l'esprit de la Résistance. La crise de l'identité française à laquelle nous assistons aujourd'hui est le résultat de cette histoire qui ne s'est pas dite, d'un travail de deuil qui ne s'est pas fait. Faire appel à des mythes comme celui de la Résistance n'est certainement pas le meilleur moyen pour une nation d'assumer son passé et de s'en libérer. Le retour du refoulé se paye toujours très cher.
La guerre d'Algérie, une guerre qui ne dit pas son nom
Près de dix ans plus tard, la défense de l'Algérie française et la lutte contre l'indépendance se réclamera encore de cet esprit de la Résistance pour le retourner contre de Gaulle, jugé traître non seulement à ses propres engagements mais à cette France éternelle dont il prétendait incarner les valeurs : « Le refus de la défaite de 1940 et de l'épisode vichyssois avait réhabilité des valeurs patriotiques tombées en déshérence. Avec la guerre d'Algérie se brise le pacte des souvenirs convenables. » [Benjamin Stora, p. 112-113]. De fait, la guerre d'Algérie, qui ne sera jamais présentée comme telle, constitue un autre moment de déni de la réalité dont les séquelles se feront longtemps ressentir dans la société française. Tout d'abord, parce que le contingent – près de deux ou trois millions d'hommes – et les hommes tombés au combat ne seront jamais honorés, ni leurs souffrances reconnues, pas plus que ne le sera le sort malheureux réservé aux harkis ou aux pieds-noirs lors de leur arrivée en France. Mais également parce que l'Etat français n'admettra jamais la réalité des pratiques, de torture spécialement, mises en œuvre pour lutter contre ceux dont on ne sait s'il faut les nommer des résistants ou des terroristes. Plus encore que la Collaboration, la guerre d'Algérie sombrera bientôt dans l'effacement d'un passé que nul ne veut voir, alors que la société est tout entière emportée par la frénésie de la croissance et de la consommation : « La mémoire de la guerre d'Algérie, écrit Benjamin Stora, va s'enkyster comme à l'intérieur d'une forteresse invisible. Non pour être « protégée », mais pour être dissimulée, telle la figure irregardable d'une Gorgone. » [p. 215]. Tragédie dont la réalité sera dissimulée à la faveur des diverses lois d'amnistie, en particulier la loi du 24 juillet 1968 qui efface la peine pénale, liée aux « événements d'Algérie. » et qui, à la différence des deux guerres mondiales, ne fera l'objet d'aucune commémoration, comme si le régime de la Ve République avait « honte de sa naissance » [Stora, p. 222] : « Le consensus qui s'édifie avec le mythe mobilisateur de la Résistance, ne vise, dans les faits, qu'à surmonter les amertumes, cacher les brisures » [ibid.] « Pour la majorité de ceux qui composent la « génération algérienne », la guerre a détruit l'idée d'une société harmonieuse. La brutalité des comportements individuels, le cynisme de l'Etat, l'absence de morale sont entamé sérieusement la volonté de porter un projet de « société idéale » [id., p. 223-224]. Réalité d'une guerre plongée dans le sarcophage de l'oubli, en particulier par les lois d'amnistie - après toutes les autres, celle enfin du 16 juillet 1974, passé grâce à l'article 49.3, qui efface toutes les condamnations prononcées pendant ou après la guerre d'Algérie et réintègre dans le cadre de réserve les huit généraux putchistes de l'OAS : « La levée des sanctions à l'égard de responsables d'atrocités commises pendant la guerre d'Algérie interdit de vider l'abcès, puisqu'il y a effacement des repères qui distinguent entre ce qui est crime et ce qui ne l'est pas » [id., p. 283]. Mais, ajoute Stora : « L'amnistie qui veut masquer, évacuer, prépare d'autres conflits, d'autres régressions. » [id.].
Ce refus de la mémoire aura des conséquences décisives, et particulièrement destructurantes, sur les jeunes issus de l'immigration, en particulier algérienne. L'incapacité de faire le récit de ce que leurs parents ont vécu est, on le sait maintenant, une des causes des phénomènes de radicalisation et de reconstitution d'une identité factice sur le mode de l'engagement djihadiste. La religion n'y est pour rien, mais les causes liées aux troubles de la mémoire, de la transmission et, plus généralement, de l'identité y sont, elles, pour beaucoup. Pour en revenir à la thèse de Ricœur, ce qui advient là, c'est véritablement l'impossibilité, pour les acteurs (parents et enfants), issus de l'immigration, de faire le récit de leur propre histoire. A cet égard, ce ne sont pas simplement les politiques d'intégration qui font preuve de leur échec. C'est plutôt l'échec inévitable d'une identité qui se trouve vidée de sa substance parce qu'elle s'est construite, non seulement sur une fiction, mais sur la négation sociale de la figure du père et la mémoire de toute une génération [Benjamin Stora, id., p. 298].
Les lois d'amnistie et l'effacement de la mémoire
Pour finir, il nous faut revenir sur les effets pervers de l'amnistie qui frappe d'interdit le passé et empêche autant la cicatrisation des plaies que la possibilité même du pardon, alors même que l'amnistie se donne pour projet la paix civique et la réconciliation entre citoyens ennemis. Le modèle le plus ancien, rappelé par Aristote dans La Constitution d'Athènes, est tiré du décret promulgué à Athènes en 403 av. J. C., après la victoire de la démocratie sur l'oligarchie des Trente laquelle s'était imposée, avec force abus, après la défaite de la guerre du Péloponèse [voir : Nicole Loriaux, La cité divisée, L'oubli dans la mémoire d'Athènes, Paris, Payot, 1997 ; cité par Ricœur, p. 586]. La formule est double. D'une part, le décret lui-même : « il est interdit de rappeler les maux [les malheurs] », d'autre part, le serment prononcé nominativement par les citoyens pris un à un : « Je ne rappellerai pas les maux [les malheurs] du passé ». « La guerre est finie, est-il proclamé solennellement, commente Ricœur […] Un imaginaire civique est mis en place où l'amitié et même le lien entre frères sont promus au rang de fondation, en dépit des meurtres familiaux ; l'arbitrage est placé au-dessus de la justice procédurière qui entretient les conflits sous prétexte de les trancher » [p. 586-587]. Dans cet acte qui frappe d'oubli les violences du passé et en interdit jusqu'à l'évocation, la parole, se voit un trait de la souveraineté du pouvoir politique, non moins significatif, que la déclaration de guerre et de la situation d'exception qui en est, selon Carl Schmitt, la manifestation la plus indiscutable.
Un modèle comparable, mais expression cette fois-ci de la souveraineté du monarque, se trouve dans les injonctions de l'édit de Nantes, promulgué par Henri IV. On y retrouve les deux aspects déjà signalés : l'effacement de la mémoire et l'interdit de la parole : « Article 1 : Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d'une part et d'autre part depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu'à notre avènement à la couronne, et durant les autres troubles précédents et à l'occasion d'iceux, demeurera éteinte et assoupie comme de chose non advenue. Il ne sera loisible ni permis à nos procureurs généraux ni autres personnes quelconques, publiques ou privées, en quelque temps ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucune cour ou juridiction que ce soit. - Article 2 : Défendons à tous nos sujets de quelque état et qualité qu'ils soient d'en renouveler la mémoire, s'attaquer, ressentir, injurier ni provoquer l'autre par reproche de ce qui s'est passé pour quelque cause ou prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni s'outrager ou offenser de fait et de parole ; mais pour se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens sur peine aux contrevenants d'être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public » [cité par Ricœur, p. 587].
La question évidente qui se pose est de savoir s'il est seulement possible d'établir un régime d'amitié entre les hommes sur la base d'une décision politique aussi arbitraire dont l'exigence est de faire taire « le non-oubli de la mémoire », pour reprendre la formule de Nicole Loriaux et la première conséquence de priver la communauté de cette « salutaire crise d'identité permettant une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique » [Ricœur, p. 589]. Souvenons-nous de ce mot de de Gaulle affirmant, le jour de la libération de Paris, que Vichy « fut toujours et demeure nul et non avenu ». Comment pouvait-on dès lors parler de ce qui n'avait pas existé ? Après la Seconde Guerre mondiale une première loi d'amnistie, concernant les faits de collaboration ayant entraîné une peine de prison inférieure à quinze ans, est votée le 5 janvier 1951. Une seconde loi, très large, est votée le 6 août 1953. À la suite de cette amnistie, moins de cent personnes restent emprisonnées. Ces lois n'ont pas été particulièrement consensuelles : 327 voix contre 263 pour la première, 394 contre 212 pour la seconde.
Toute autre, et je finirai par là, est la conception de l'amnistie qui prévalut courageusement dans la fameuse commission « Vérité et Réconciliation » qui siégea de janvier 1996 à juillet 1998. La mission de cette commission, voulue par Nelson Mandela, président de la nouvelle Afrique du Sud et présidée par Mgr Desmond Tutu, était de « collectionner les témoignages, consoler les offensés, indemniser les victimes et amnistier ceux qui avouaient avoir commis des crimes politiques » [voir Sophie Pons, L'aveu et le pardon, Paris, Bayard, 2000, cité par Ricœur, p. 627]. Ainsi que l'explique Sophie Pons : « La plus grande innovation des Sud-Africains a tenu à un principe, celui d'une amnistie individuelle et conditionnelle, à l'opposé des amnisties générales octroyées en Amérique latine sous la pression des militaires. Il ne s'agissait pas d'effacer mais de révéler, non pas de couvrir les crimes mais au contraire de les découvrir. Les anciens criminels ont dû participer à la réécriture de l'histoire pour être pardonnés : l'immunité se mérite, elle implique la reconnaissance publique de ses crimes et l'acceptation des nouvelles règles démocratiques.
[…] Depuis la nuit des temps, il est dit que tout crime mérite châtiment. C'est au bout du continent africain, à l'initiative d'un ancien prisonnier politique et sous la direction d'un homme d'Eglise, qu'un pays a exploré une nouvelle voie : celle du pardon à ceux qui reconnaissent leurs offenses. » [id., p. 17-18]. Ce n'est pas à dire, bien sûr, que des décennies de souffrances, liées à l'apartheid pouvaient être guéries par quelques mois d'auditions publiques, du moins une voie, intelligente et équilibrée, avait été ouverte, servant de thérapie sociale, de travail de mémoire et, finalement, de travail de deuil. Ainsi était évité cet « oubli commandé » qu'est la loi d'amnistie générale, pratiquée par tous les régimes de la République française depuis 1791, dont la volonté de restaurer l'unité nationale et de pas ajouter les excès de la justice aux violences du combat laissait purulentes, quoique cachées, des plaies ouvertes aux implacables retours du refoulé. Il n'est pas sûr que la France ne continue pas de payer le prix de ces silences et de ces amnésies.
mercredi 3 juin 2015
Merci !
Le premier tirage - relativement modeste, n'exagérons rien ! - de L'ère des ténèbres est épuisé. Un grand merci cher-e-s ami-e-s pour vos partages et votre soutien.
Le plus heureux, la réussite véritable, c'est lorsque se noue un mystérieux lien d'amitié entre le livre et ses lecteurs et lectrices. Cela avait été le cas pour Un si fragile vernis d'humanité qui fut l'occasion de rencontres magnifiques. Plus que tout, j'espère que cela sera encore le cas avec celui-ci. Tel est le bel échange du don et du contre don que nous pouvons faire vivre, ici et ailleurs. L'idéal, à mes yeux, serait de donner réalité à ce mot de Pascal : "On s'attendait de voir un auteur et on trouve un homme".
Le plus heureux, la réussite véritable, c'est lorsque se noue un mystérieux lien d'amitié entre le livre et ses lecteurs et lectrices. Cela avait été le cas pour Un si fragile vernis d'humanité qui fut l'occasion de rencontres magnifiques. Plus que tout, j'espère que cela sera encore le cas avec celui-ci. Tel est le bel échange du don et du contre don que nous pouvons faire vivre, ici et ailleurs. L'idéal, à mes yeux, serait de donner réalité à ce mot de Pascal : "On s'attendait de voir un auteur et on trouve un homme".
jeudi 28 mai 2015
En ce jour de commémoration
Ce mot de Hugo, qui est une des leçons inoubliables des Misérables et qu'il faut ajouter : "La vie, le malheur, l'isolement, l'abandon, la pauvreté sont des champs de bataille qui ont leurs héros ; héros obscurs plus grands parfois que les héros illustres" (Livre V, I).
dimanche 24 mai 2015
"L'ère des ténèbres", Les Nouveaux Chemins de la Connaissance
L'émission du 22 mai avec Adèle Van Reeth peut être réécoutée à l'adresse suivante :
www.franceculture.fr
La "guerre contre le terrorisme" : appel à une discussion critique
Nous ne voulons pas susciter une polémique tapageuse de plus - trop occupent déjà l'espace médiatique. Nous voulons, d'une part, susciter un débat de fond sur les politiques qui, dans la violation de nos principes les plus essentiels, ont été menées par les démocraties occidentales au nom de la "guerre contre la terreur" et qui manifestent, de toute évidence, leur inefficacité - la situation en Irak et en Syrie aujourd'hui en est la plus terrible confirmation - tout en générant des dynamiques de transformation interne qui mettent en péril nos droits fondamentaux.
Dans le même temps, nous voulons comprendre quelles sont les causes qui ont donné naissance aux mouvances islamistes et les ont tourné vers une violence meurtrière dont les populations de confession musulmane sont, par milliers, les premières victimes. Violences sans limites qui menacent la communauté mondiale dans son ensemble, appelée, face à ce nouveau mal, à prendre conscience de son unité plutôt qu'à continuer de se diviser et de se déchirer.
Tel est notre programme et notre espoir : apporter assez de connaissances pour comprendre comment nous en sommes arrivés là et restaurer un peu d'humanité et de fraternité dans ce monde qui se dirige, chaque jour davantage, vers le pire.
Dans le même temps, nous voulons comprendre quelles sont les causes qui ont donné naissance aux mouvances islamistes et les ont tourné vers une violence meurtrière dont les populations de confession musulmane sont, par milliers, les premières victimes. Violences sans limites qui menacent la communauté mondiale dans son ensemble, appelée, face à ce nouveau mal, à prendre conscience de son unité plutôt qu'à continuer de se diviser et de se déchirer.
Tel est notre programme et notre espoir : apporter assez de connaissances pour comprendre comment nous en sommes arrivés là et restaurer un peu d'humanité et de fraternité dans ce monde qui se dirige, chaque jour davantage, vers le pire.
mercredi 20 mai 2015
Les Nouveaux Chemins de la Connaissance
J'ai enregistré, hier après midi, l'entretien avec Adèle Van Reeth qui sera diffusé vendredi à 10h sur France Culture dans les Nouveaux Chemins de la Connaissance, l'actualité philosophique. 50 mn d'une discussion vivante et chaleureuse autour du livre. Une très belle rencontre qui incitera les auditeurs, je l'espère, à poursuivre le débat dont notre échange montre à quel point il est nécessaire.
jeudi 14 mai 2015
samedi 9 mai 2015
Les Nouveaux Chemins de la Connaissance, 22 mai
Le 22 mai, l'émission Les Nouveaux Chemins de la Connaissance, sur France Culture, sera consacrée à une discussion avec Adèle Van Reeth autour de L'ère des ténèbres qui parait le 16 mai. Une heure pour lancer le débat dont le public devrait s'emparer. C'est un honneur déjà, même si le résultat est incertain.
Charles Girard, Raison publique et démocratie délibérative
Un excellent article de Charles Girard, "Raison publique rawlsienne et démocratie délibérative. Deux conceptions inconciliables de la légitimité politique ?", publié par les Presses de Sciences Po, 2009/02 n° 34.
"Le problème de la légitimité politique divise les théories normatives de la démocratie. Comment concilier la nécessité de prendre des décisions collectives contraignantes pour tous et le statut de citoyen libre et égal aux autres de chaque individu ? Longtemps dominantes, les théories qui fondent la légitimité de la décision collective sur l’agrégation des préférences individuelles, sont aujourd’hui contestées par les tenants de la démocratie délibérative. Selon ces derniers, une décision est légitime dans la mesure où elle résulte d’un échange public,libre et raisonné d’arguments entre citoyens égaux. C’est en donant au processus de prise de décision collective la forme d’une délibération publique portant sur le bien commun qu’il serait possible d’assurer à la fois l’efficacité et la légitimité de l’exercice démocratique du pouvoir.Les théories élaborant cet idéal normatif se réfèrent communément à John Rawls et à Jürgen Habermas comme aux « pères fondateurs » de la démocratie délibérative. Comme l’éthique de la discussion habermassienne, la philosophie politique rawlsienne aurait, dès la Théorie de la justice, ouvert la voie à une compréhension délibérative de la politique démocratique ; et l’idée de raison publique, développée à partir de Libéralisme politique, est souvent citée comme l’une des versions les plus abouties de l’idéal délibératif.L’association de la démocratie délibérative et de la raisonpublique paraît aller de soi. La raison publique exige de chaquecitoyen qu’il n’avance, pour justifier publiquement les décisionspolitiques qu’il soutient, que des raisons dont il peut raisonnable-ment penser qu’elles sont acceptables par les autres citoyens raison-nables. Elle peut donc aisément être comprise comme le principequi doit guider la délibération publique, et celle-ci comme la formeque prend l’exercice collectif de la raison publique. Les commen-tateurs hésitent d’autant moins à associer, sinon à confondre, cesdeux notions, que Rawls lui-même affirme que l’idée de raisonpublique est propre à une démocratie constitutionnelle bienordonnée « comprise également comme une démocratie délibéra-tive ». Parce que la théorie délibérative « limite les raisons que lescitoyens peuvent donner à l’appui de leurs opinions politiques auxraisons compatibles avec une vision des autres citoyens commeégaux », elle inclut l’idée de la raison publique comme l’un de ses« éléments essentiels ».
Lire la suite :
www.academia.eu
"Le problème de la légitimité politique divise les théories normatives de la démocratie. Comment concilier la nécessité de prendre des décisions collectives contraignantes pour tous et le statut de citoyen libre et égal aux autres de chaque individu ? Longtemps dominantes, les théories qui fondent la légitimité de la décision collective sur l’agrégation des préférences individuelles, sont aujourd’hui contestées par les tenants de la démocratie délibérative. Selon ces derniers, une décision est légitime dans la mesure où elle résulte d’un échange public,libre et raisonné d’arguments entre citoyens égaux. C’est en donant au processus de prise de décision collective la forme d’une délibération publique portant sur le bien commun qu’il serait possible d’assurer à la fois l’efficacité et la légitimité de l’exercice démocratique du pouvoir.Les théories élaborant cet idéal normatif se réfèrent communément à John Rawls et à Jürgen Habermas comme aux « pères fondateurs » de la démocratie délibérative. Comme l’éthique de la discussion habermassienne, la philosophie politique rawlsienne aurait, dès la Théorie de la justice, ouvert la voie à une compréhension délibérative de la politique démocratique ; et l’idée de raison publique, développée à partir de Libéralisme politique, est souvent citée comme l’une des versions les plus abouties de l’idéal délibératif.L’association de la démocratie délibérative et de la raisonpublique paraît aller de soi. La raison publique exige de chaquecitoyen qu’il n’avance, pour justifier publiquement les décisionspolitiques qu’il soutient, que des raisons dont il peut raisonnable-ment penser qu’elles sont acceptables par les autres citoyens raison-nables. Elle peut donc aisément être comprise comme le principequi doit guider la délibération publique, et celle-ci comme la formeque prend l’exercice collectif de la raison publique. Les commen-tateurs hésitent d’autant moins à associer, sinon à confondre, cesdeux notions, que Rawls lui-même affirme que l’idée de raisonpublique est propre à une démocratie constitutionnelle bienordonnée « comprise également comme une démocratie délibéra-tive ». Parce que la théorie délibérative « limite les raisons que lescitoyens peuvent donner à l’appui de leurs opinions politiques auxraisons compatibles avec une vision des autres citoyens commeégaux », elle inclut l’idée de la raison publique comme l’un de ses« éléments essentiels ».
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vendredi 1 mai 2015
De l'inutilité de l'argument de l'utilité en matière de surveillance
Statistiquement, on peut d'ores et déjà prédire que plus on va surveiller de gens, plus on aura de chances d'avoir surveillé, et donc raté, celui qui aura été responsable d'un attentat. De fait, tous les "terroristes" qui ont commis des actes violents en France dernièrement étaient fichés, repérés ; certains d'entre eux, ont même été surveillés pendant un certain temps. Mais a-t-on assez vu la conséquence ? La surveillance massive conduira à rendre toujours plus inévitable la représentation de l'échec, avec toutes les conséquences contradictoires qu'entraîne une telle évidence. La seule "réussite" est qu'on interpelle désormais très rapidement les auteurs de crimes ou d'actes violents, soit parce que les dispositifs de vidéosurveillance sont présents partout, soit parce qu'il suffit de retourner à ses fichiers pour retrouver un individu qu'on avait ignoré.
Le débat actuel semble se dessiner ainsi : les uns, arguant qu'un terroriste "connu des services" n'a pas pu être empêché de commettre un acte violent, défendent l'inefficacité du dispositif de surveillance, mais ils légitiment la position de ceux qui, au nom du même fait, défendront la position inverse selon laquelle la commission d'un tel acte n'a pas pu être évitée, soit parce que les informations recueillies étaient incomplètes (appelant donc à un accroissement qualitatif du dispositif de surveillance), soit parce que les ressources consacrées à la surveillance sont trop faibles (exigeant un accroissement quantitatif du même dispositif). L'argument de l'échec – et du fait du développement des techniques de surveillance, il est appelé à être de plus en plus présent dans l'espace public - ne prouve rien, sinon qu'il peut justifier des interprétations contradictoires, conduisant à des politiques elles-mêmes opposées. Quant à l'argument de la réussite de ces dispositifs, il ne peut être prouvé puisque, par définition, les services de renseignement et les gouvernements se contenteront de l'affirmer, à charge pour les citoyens de le prendre pour argent comptant.
La menace terroriste est appelée à durer longtemps et les attentats en France ne pourront pas, c'est à craindre, être tous déjoués. Il faut s'y préparer. Mais il importe de ne pas tomber dans le piège qui consiste à évaluer les politiques de renseignement en se fondant sur leur réussite ou leur échec. Le premier argument est improuvable et échappe à toute discussion critique publique - ce n'est donc pas un argument. Quant au second, il conduit aussi bien à exiger une révision de ces méthodes qu'à exiger leur extension. Il faut donc abandonner le critère de l'utilité ou de l'inutilité des méthodes de renseignement qui sert à toutes les sauces et ne peut donc servir de fondement aux politiques publiques. Seuls les principes le peuvent. Et c'est à ce niveau-là que le débat doit être mené.
Un grand merci à Thomas Catens de m'avoir apporté les éléments de cette réflexion critique.
Le débat actuel semble se dessiner ainsi : les uns, arguant qu'un terroriste "connu des services" n'a pas pu être empêché de commettre un acte violent, défendent l'inefficacité du dispositif de surveillance, mais ils légitiment la position de ceux qui, au nom du même fait, défendront la position inverse selon laquelle la commission d'un tel acte n'a pas pu être évitée, soit parce que les informations recueillies étaient incomplètes (appelant donc à un accroissement qualitatif du dispositif de surveillance), soit parce que les ressources consacrées à la surveillance sont trop faibles (exigeant un accroissement quantitatif du même dispositif). L'argument de l'échec – et du fait du développement des techniques de surveillance, il est appelé à être de plus en plus présent dans l'espace public - ne prouve rien, sinon qu'il peut justifier des interprétations contradictoires, conduisant à des politiques elles-mêmes opposées. Quant à l'argument de la réussite de ces dispositifs, il ne peut être prouvé puisque, par définition, les services de renseignement et les gouvernements se contenteront de l'affirmer, à charge pour les citoyens de le prendre pour argent comptant.
La menace terroriste est appelée à durer longtemps et les attentats en France ne pourront pas, c'est à craindre, être tous déjoués. Il faut s'y préparer. Mais il importe de ne pas tomber dans le piège qui consiste à évaluer les politiques de renseignement en se fondant sur leur réussite ou leur échec. Le premier argument est improuvable et échappe à toute discussion critique publique - ce n'est donc pas un argument. Quant au second, il conduit aussi bien à exiger une révision de ces méthodes qu'à exiger leur extension. Il faut donc abandonner le critère de l'utilité ou de l'inutilité des méthodes de renseignement qui sert à toutes les sauces et ne peut donc servir de fondement aux politiques publiques. Seuls les principes le peuvent. Et c'est à ce niveau-là que le débat doit être mené.
Un grand merci à Thomas Catens de m'avoir apporté les éléments de cette réflexion critique.
mardi 28 avril 2015
Violences islamistes et "hooliganisme" intellectuel
Nouvel extrait de L'ère des ténèbres qui, au chapitre 8, met en parallèle l'engagement en faveur du marxisme de nombreux intellectuels entre les deux-guerres mondiales et la radicalisation contemporaine dans les mouvances islamistes. Tous deux ont en commun une expérience nihiliste de l'existence et la fuite en avant dans une sorte de "hooliganisme" intellectuel :
"L'histoire sans doute ne se répète pas, mais faut-il en conclure que l'expérience des hommes d'hier et les leçons qu'ils en ont tirée ne sont plus que les souvenirs poussiéreux d'une époque révolue ? L'analyse lucide qu'Alexandre Wat fait de l'esprit du temps qui le jeta avec « un fanatisme extrême » - quelque chose qui tient d'un « ensorcellement complet » et d'un « aveuglement total » - dans les bras du marxisme sonne à nos oreilles comme le tintement d'une clé qui ouvre la serrure :
« Alors quoi ? Eh bien, j'étais devenu idiot. C'est une histoire toute simple. Je ne pouvais supporter le nihilisme – disons l'athéisme […] Tu connais cette nouvelle de Graham Greene, une de ses meilleures : un homme a quitté sa maison pour partir en vacances. De jeunes voyous s'y introduisent et en vident complètement l'intérieur : ils démontent les escaliers, emportent tout, ils ne laissent que les murs. Lorsque cet homme rentre chez lui, il voit de loin sa maison totalement intacte, telle qu'elle était avant son départ. Et il trouve un intérieur dévoré, un espace vide. Eh bien, ma méchanceté de l'époque, cette méchanceté enragée, avait pour fondement un « hooliganisme » intellectuel. Elle consistait en ceci que les formes extérieures étaient toutes préservées, mais qu'à l'intérieur, tout était rongé, emporté, balayé. Et il s'avéra que je ne pouvais supporter cela. Je fermais les yeux devant ce tableau. Toutes mes réflexions, tout ce que j'avais à l'esprit, je l'enfermai un jour à clef, et je jetai la clef dans l'abîme, dans la mer, dans la Vistule. Et moi je me jetai dans la seule foi qui m'était offerte. Il y avait, bien sûr, l'antique foi en Dieu. Mais c'est chose donnée ou enlevée. Et disons qu'à notre époque elle nous est le plus souvent enlevée […] Il ne restait donc qu'une alternative, une seule réponse globale à la grande négation. Car toute cette maladie avait bien pour fondement un besoin absolu, une soif de globalité […] C'est un système total. Un système primaire. »
Tous les ingrédients de l'engagement extrémiste sont présentés là avec la clarté d'un homme qui est revenu de ses illusions et qui en a cher payé le prix : le vide spirituel d'une société dont l'athéisme et l'absence de principes – je ne dis pas de « valeur », le terme est trop subjectif ou relativiste – l'impossibilité de vivre dans ce vide, la conversion individuelle quasi religieuse à la seule idéologie disponible – et peu importe que ce soit le marxisme ou l'islamisme ou n'importe quelle autre pourvu qu'on puisse s'y perdre – le caractère simplificateur et « global » de son contenu, qui le rendait accessible à tout homme d'où qu'il vienne, qu'il fût un intellectuel d'une immense culture comme Wat ou un individu sans éducation et, finalement, l'acceptation de la violence, ce que Wat appelle d'une formule qui n'a rien perdu de sa force évocatrice, le « hooliganisme » intellectuel. Au reste, dans son cas, c'est la culture et la formation à l'esprit critique qui contribuera à lui faire retrouver la « clef » de son âme. Il cite, à ce propos, une anecdote que je ne résiste au plaisir de relater :
« J'avais assurément une certaine préparation philosophique. Après tout, j'avais lu – et compris – des philosophes assez subtils. Je me souviens qu'à l'époque où j'étais encore étudiant, je posai un jour à Kotarbinski la question suivante (je n'étais pas communisant en ce temps : c'était, il me semble, en 1922) : « Monsieur le professeur, que pensez-vous de L'empiriocriticisme de Lénine ? Et Kotarbinski me répondit avec un sourire : « Je n'en pense absolument rien : c'est un livre d'amateur. » Sur quoi, nous éclatâmes de rire l'un et l'autre. Je m'en souviens très bien, parce que cette conversation me servit plus tard. »
Remplacez le livre de Lénine par n'importe quel manifeste d'un intellectuel radical, tel Ben Laden ou Ayman al-Zawahiri, la profondeur de la pensée dont il s'inspire par les simplifications efficaces auxquelles elle est résumée, et le jugement de mépris de l'universitaire par celui qu'exprimerait un docteur de la loi coranique, et voyez : l'analogie marche à merveille. La pertinence du parallèle entre la trajectoire qui fut celle d'hommes comme Alexandre Wat et de milliers d'autres, qu'ils soient ou non des intellectuels, durant l'entre-deux guerres et celle aujourd'hui des jeunes radicalisés français est une grille de lecture éclairante que confirment, sous bien des aspects, les analyses des sociologues, surtout lorsque ceux-ci privilégient une approche subjective des processus de radicalisation. Il existe, pourtant, des différences significatives qui tiennent aujourd'hui à l'articulation entre, d'une part, la violence, l'idéologie justificatrice et, d'autre part, la quête de reconnaissance et d'identité. L'assassinat ciblé, idéologiquement justifié, comme affirmation spectaculaire de soi dans un défi meurtrier à une condition sociale faite d'exclusion et de stigmatisation, voilà ce qui est nouveau."
"L'histoire sans doute ne se répète pas, mais faut-il en conclure que l'expérience des hommes d'hier et les leçons qu'ils en ont tirée ne sont plus que les souvenirs poussiéreux d'une époque révolue ? L'analyse lucide qu'Alexandre Wat fait de l'esprit du temps qui le jeta avec « un fanatisme extrême » - quelque chose qui tient d'un « ensorcellement complet » et d'un « aveuglement total » - dans les bras du marxisme sonne à nos oreilles comme le tintement d'une clé qui ouvre la serrure :
« Alors quoi ? Eh bien, j'étais devenu idiot. C'est une histoire toute simple. Je ne pouvais supporter le nihilisme – disons l'athéisme […] Tu connais cette nouvelle de Graham Greene, une de ses meilleures : un homme a quitté sa maison pour partir en vacances. De jeunes voyous s'y introduisent et en vident complètement l'intérieur : ils démontent les escaliers, emportent tout, ils ne laissent que les murs. Lorsque cet homme rentre chez lui, il voit de loin sa maison totalement intacte, telle qu'elle était avant son départ. Et il trouve un intérieur dévoré, un espace vide. Eh bien, ma méchanceté de l'époque, cette méchanceté enragée, avait pour fondement un « hooliganisme » intellectuel. Elle consistait en ceci que les formes extérieures étaient toutes préservées, mais qu'à l'intérieur, tout était rongé, emporté, balayé. Et il s'avéra que je ne pouvais supporter cela. Je fermais les yeux devant ce tableau. Toutes mes réflexions, tout ce que j'avais à l'esprit, je l'enfermai un jour à clef, et je jetai la clef dans l'abîme, dans la mer, dans la Vistule. Et moi je me jetai dans la seule foi qui m'était offerte. Il y avait, bien sûr, l'antique foi en Dieu. Mais c'est chose donnée ou enlevée. Et disons qu'à notre époque elle nous est le plus souvent enlevée […] Il ne restait donc qu'une alternative, une seule réponse globale à la grande négation. Car toute cette maladie avait bien pour fondement un besoin absolu, une soif de globalité […] C'est un système total. Un système primaire. »
Tous les ingrédients de l'engagement extrémiste sont présentés là avec la clarté d'un homme qui est revenu de ses illusions et qui en a cher payé le prix : le vide spirituel d'une société dont l'athéisme et l'absence de principes – je ne dis pas de « valeur », le terme est trop subjectif ou relativiste – l'impossibilité de vivre dans ce vide, la conversion individuelle quasi religieuse à la seule idéologie disponible – et peu importe que ce soit le marxisme ou l'islamisme ou n'importe quelle autre pourvu qu'on puisse s'y perdre – le caractère simplificateur et « global » de son contenu, qui le rendait accessible à tout homme d'où qu'il vienne, qu'il fût un intellectuel d'une immense culture comme Wat ou un individu sans éducation et, finalement, l'acceptation de la violence, ce que Wat appelle d'une formule qui n'a rien perdu de sa force évocatrice, le « hooliganisme » intellectuel. Au reste, dans son cas, c'est la culture et la formation à l'esprit critique qui contribuera à lui faire retrouver la « clef » de son âme. Il cite, à ce propos, une anecdote que je ne résiste au plaisir de relater :
« J'avais assurément une certaine préparation philosophique. Après tout, j'avais lu – et compris – des philosophes assez subtils. Je me souviens qu'à l'époque où j'étais encore étudiant, je posai un jour à Kotarbinski la question suivante (je n'étais pas communisant en ce temps : c'était, il me semble, en 1922) : « Monsieur le professeur, que pensez-vous de L'empiriocriticisme de Lénine ? Et Kotarbinski me répondit avec un sourire : « Je n'en pense absolument rien : c'est un livre d'amateur. » Sur quoi, nous éclatâmes de rire l'un et l'autre. Je m'en souviens très bien, parce que cette conversation me servit plus tard. »
Remplacez le livre de Lénine par n'importe quel manifeste d'un intellectuel radical, tel Ben Laden ou Ayman al-Zawahiri, la profondeur de la pensée dont il s'inspire par les simplifications efficaces auxquelles elle est résumée, et le jugement de mépris de l'universitaire par celui qu'exprimerait un docteur de la loi coranique, et voyez : l'analogie marche à merveille. La pertinence du parallèle entre la trajectoire qui fut celle d'hommes comme Alexandre Wat et de milliers d'autres, qu'ils soient ou non des intellectuels, durant l'entre-deux guerres et celle aujourd'hui des jeunes radicalisés français est une grille de lecture éclairante que confirment, sous bien des aspects, les analyses des sociologues, surtout lorsque ceux-ci privilégient une approche subjective des processus de radicalisation. Il existe, pourtant, des différences significatives qui tiennent aujourd'hui à l'articulation entre, d'une part, la violence, l'idéologie justificatrice et, d'autre part, la quête de reconnaissance et d'identité. L'assassinat ciblé, idéologiquement justifié, comme affirmation spectaculaire de soi dans un défi meurtrier à une condition sociale faite d'exclusion et de stigmatisation, voilà ce qui est nouveau."
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